Chapitre 17 Psychothérapie de soutien et schizophrénies
Par rapport à la proposition d’une approche simple et didactique de la psychothérapie de soutien du délire et des hallucinations, plus j’avançais dans la littérature plus ma perplexité grandissait quant à la notion de psychothérapie de soutien, à son usage et à ses enjeux dans les schizophrénies. Ma première réaction concernait le contexte : les circonstances de la rencontre avec un patient singulier, l’environnement cothérapeutique éventuel – car avec les schizophrènes le risque d’exclusivité n’est pas à négliger – et la temporalité, anticipation ou pas d’une continuité. La schizophrénie reste en effet hétérogène, d’évolution au long cours, et de récentes revues de la littérature (Charpentier et al., 2009) sont centrées sur les ruptures et la difficulté à suivre ces patients dans la durée. D’un autre point de vue, en ouverture d’un séminaire sur les psychoses, une psychanalyste comme P. Aulagnier s’interrogeait encore, peu avant sa disparition, pour savoir comment maintenir vivant chez le thérapeute le désir de continuer le suivi d’un patient schizophrène ? Question que posait à sa manière un médecin de santé publique : « Comment faites-vous pour les supporter ? » Et c’était la plainte récurrente des soignants à l’ouverture de notre hôpital de jour : « On les supporte tous les jours. » Supporter, au risque d’exacerber une complaisance masochiste ou se donner les moyens de soutenir1 et de rester vivant dans la durée ?
Les enjeux de la littérature
Évolution chronologique de la littérature : trois étapes, trois conceptions
1. En 1984, Gunderson et al. (1984) et Stanton et al. (1984) proposaient une étude randomisée de grande envergure comparant des patients schizophrènes traités une fois par semaine en psychothérapie de soutien à des patients traités trois fois par semaine en psychothérapie psychanalytique : les résultats n’étaient pas significativement différents ; de plus, entre les deux techniques, les interventions effectives des psychothérapeutes différaient peu. Pourtant, comme devaient le souligner Penn et al. (2004), la psychothérapie de soutien y faisait fonction de placebo appliqué au groupe contrôle. Nous avions à l’époque soulevé les problèmes méthodologiques de comparabilité des techniques et de randomisation au regard des motivations des patients (Girard et al., 1992a, 1992b) ; d’ailleurs, les sorties d’étude au terme des 2 ans étaient élevées : il ne restait que 39 patients sur 164.
2. À l’inverse, Werman (1984), Novalis et al. (1993) ou Kates et Rockland (1994) proposent une conception de la psychothérapie de soutien à une séance hebdomadaire extrêmement élaborée par rapport aux références psychanalytiques. Dans le même temps, les auteurs avancent que sa vraie nature se révèle à l’occasion de l’épisode psychotique aigu en même temps que l’on protège le patient par une hospitalisation et un traitement psychotrope. Un responsable de la totalité du traitement est nécessaire et cette fonction est remplie au mieux par le médecin assurant la psychothérapie de soutien. Dans tous ces travaux, la psychothérapie de soutien recouvre sans aucune ambiguïté l’intégralité du travail du psychiatre traitant garant de la chimiothérapie, de la continuité des soins et de leur articulation dès l’hospitalisation, tout en revendiquant clairement ses fondements psychanalytiques, ce dont témoignent des exemples cliniques détaillés centrés sur les symptômes positifs et dont l’intérêt didactique, sur lequel nous nous appuierons, suppose aussi une connaissance de ces fondements psychanalytiques.
3. Plus récemment, Winston et al. (2002) élargissent le champ de la psychothérapie de soutien en incluant, selon les cas et l’évolution, les techniques cognitivo-comportementales. Enfin, en 2004, Penn et al. (2004) présentent, dans une revue exhaustive de la littérature, les résultats des études récentes sur la psychothérapie de soutien des schizophrènes pour en souligner les effets inespérés et évoquer le renouveau d’intérêt pour les formes les plus traditionnelles de psychothérapie. Ils en viennent à proposer un nouveau modèle théorique de thérapie cognitive (FCBT ou functional cognitive behavioral therapy) intégrant et incorporant les techniques issues de la psychothérapie de soutien, bénéfiques en elles-mêmes, depuis des formes peu structurées de befriending therapy (empathie non directive centrée sur une conversation) à des formes plus intensives incluant la psycho-éducation. Dans les études comparatives de bon niveau méthodologique, les effets des psychothérapies de soutien sur les symptômes et les rechutes sont équivalents à ceux des CBT (ou cognitive behavioral therapy), conduisant les auteurs à s’interroger : ces effets bénéfiques résultent-ils simplement du fait que n’importe quel traitement associé a de la valeur pour les schizophrènes ou bien résulte-t-il du fait que les traitements de soutien sont particulièrement indiqués pour les problèmes rencontrés par les schizophrènes ? Ces résultats sont corroborés par les évocations subjectives des patients centrées sur l’isolement social et la recherche de moyens pour rencontrer les autres. À travers la relation thérapeutique individuelle le patient apprend qu’une relation sociale positive est possible, en grande partie parce que, selon les auteurs, le thérapeute traite les patients non simplement comme des clients mais aussi comme des gens (« as people »)… Ainsi, du fait de leur isolement et de leur besoin de contacts sociaux, les schizophrènes seraient particulièrement sensibles et répondeurs à tous les éléments non spécifiques de la relation thérapeutique. Parce que la schizophrénie est un désordre dans lequel la rupture du lien social et des relations signifiantes est la règle, les bénéfices des psychothérapies de soutien pourraient venir de l’apport d’un soutien social indispensable mais informel, non centré sur la confrontation, et d’interactions sociales limitées dans le temps. De nombreux travaux soulignent que les qualités recherchées par les patients auprès du thérapeute sont d’abord l’amitié avant l’expertise par rapport à la maladie. Les auteurs concluent que dans le traitement individuel des schizophrènes, peu d’attention a été portée à ces besoins humains fondamentaux… dimension considérée comme l’un des motifs des interruptions des CBT. Ainsi, pour en améliorer l’efficacité, ils suggèrent de mieux cibler ces besoins et de relier les interventions sur les symptômes aux activités spécifiques du patient – s’adapter en quelque sorte ? Cette évolution, voire ce renversement des conceptions, appellent plusieurs remarques.
Relation humaine et schizophrénie : vivre ou changer
Sont clairement démontrées les limites des thérapies cognitivo-comportementales autant que celles des psychothérapies psychanalytiques intensives, au profit du premier facteur non spécifique de toute relation thérapeutique avec un patient schizophrène : lui offrir un contact avec un autre être humain ; contact avant tout informel, non exclusivement centré sur les symptômes ou la confrontation, et à dose tolérable pour lui ; quant à l’entraîner aux habiletés sociales, encore faut-il qu’elles correspondent à celles qui l’intéressent un peu ; s’adapter aux intérêts du patient, si ténus soient-ils, et le considérer dans sa singularité ? Au-delà des troubles, le schizophrène reste une personne, « découverte » dont témoigne de manière emblématique l’introduction de cet article de l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Vianin, 2010) : « Dans son dernier ouvrage, Liberman, un pionnier dans le domaine de la réhabilitation psychiatrique, souligne que, au-delà des troubles biologiques communs qui peuvent caractériser l’une ou l’autre pathologie psychiatrique, chaque patient est unique dans son histoire de vie et dans les moyens mis à disposition pour faire face à sa maladie. Il s’agit dès lors, pour Liberman, d’envisager la prise en charge de manière individualisée, en considérant les différentes dimensions – sociale, cognitive, psychologique, clinique – de chaque individu. Selon lui, de nombreux cliniciens perdent de vue ce principe de base. Trop souvent ils se contentent de réunir toutes les personnes présentant un même diagnostic dans un même programme, en leur proposant des activités similaires. »
Pour sa part, à la recherche des racines psychothérapiques de la psychiatrie, Patris (2010) rappelait qu’au-delà des symptômes « le vrai travail thérapeutique vise à refaire et maintenir les liens entre les malades et les autres personnes… La psychiatrie est humaine pas seulement au sens samaritain, mais elle est humanisante, désaliénante, c’est de là qu’elle tire sa dimension psychothérapique : déconstruire les mécanismes qui referment la vie psychique sur elle-même dans le délire, le clivage… ». Je distinguerai volontiers désaliénation et maintien des liens, projet de changement et de désaliénation et projet de vie ou de survie pour celui qui n’est pas encore en mesure d’entrevoir le changement et d’en être acteur. Car il est des moments où celui qui parle seul dans la rue, englué dans son monologue délirant, nous confronte autant à l’absence de demande qu’à un attachement quasi vital à son symptôme ; intrication d’une double problématique mettant à mal tout engagement thérapeutique. Et pourtant il faudra gagner sa confiance, confiance dans quelqu’un avant que ce quelqu’un ne soit considéré comme susceptible de favoriser un changement, avant l’alliance autour d’un projet de changement. Gradation entre maintien des liens (confiance) et désaliénation (alliance thérapeutique pour un changement) ; paradoxe de la coexistence du déni de la maladie, du déni du pouvoir thérapeutique, de l’absence de demande de changement mais de la confiance dans une relation humaine, investie comme support d’un soin psychique de base.
C’était aussi la position d’un psychanalyste comme Winnicott (1961) : « La maladie à caractère psychotique […] nécessite l’organisation d’une forme complexe de holding, comprenant éventuellement des soins physiques. […] Comme le disait un de mes amis, le regretté John Rickman, “la folie, c’est ne pas pouvoir trouver quelqu’un qui vous supporte” ; deux facteurs jouent un rôle ici : le degré de gravité de la maladie et l’aptitude de l’entourage à supporter les symptômes. C’est ce qui fait que certains individus qui sont dehors et libres sont plus malades que d’autres qui sont internés dans des hôpitaux psychiatriques.
« La psychothérapie à laquelle je pense pourrait ressembler à une amitié, mais ce n’en est pas une car le thérapeute est payé et il ne voit le patient que pour une durée limitée, le but de toute thérapie étant de parvenir au stade où la relation professionnelle prend fin parce qu’elle est relayée par la vie du patient et que le thérapeute passe au malade suivant… Bien évidemment, les patients de cette catégorie qui sont gravement atteints mettent à rude épreuve l’intégrité du thérapeute puisqu’ils ont besoin d’un vrai contact humain et de sentiment réel, alors qu’il leur faut en même temps mettre toute leur confiance dans une relation qui les place dans une position de dépendance totale. » Que tous les malades mentaux ne soient pas reconnus médicalement et puissent vivre sans être « suivis » relativise notre fonction : un certain nombre ne deviendront jamais nos patients parce qu’ils sont soutenus par autre chose ou par quelqu’un d’autre. Ainsi, même si certains le découvrent aujourd’hui, tous les auteurs depuis des décennies mettent l’accent sur la relation humaine de base : avant de chercher à guérir par tous les moyens, nouer et préserver dans la durée une relation de base. Or, l’engagement du thérapeute dans cette relation ne relève pas d’une position vertueuse et, comme le rappelle très clairement Winnicott, la relation médicale n’est pas une relation d’amitié ou d’amour : sur quels repères théorico-techniques formaliser, professionnaliser et baliser cette relation ?
Psychothérapie de soutien ou soin psychiatrique ?
L’une des difficultés sur laquelle achoppe ce repérage me paraît l’existence de deux courants qui peinent à se rencontrer, même quand ils relèvent de fondements théorico-techniques communs : celui de la supportive psychotherapy anglo-saxonne et celui des soins psychiatriques d’une vieille tradition européenne ayant depuis Pinel porté un peu d’attention à ces besoins humains fondamentaux mais ne se réclamant pas explicitement de la psychothérapie de soutien. Il n’est pas possible de reprendre ici un demi-siècle de tradition psychiatrique française, comme la psychothérapie institutionnelle de l’après-guerre ou la psychiatrie de secteur des années 1960. Quant aux formes débutantes, c’est aussi de soins intensifs psychiatriques qu’elles relèvent si nous suivons Grivois (2001) : « de la précocité et de l’intensité des soins dépend une évolution qui peut être favorable ». S’agit-il simplement d’une question de mots, de dénomination ?
Nous avons par ailleurs repéré dans la littérature un élargissement de la notion de psychothérapie de soutien des schizophrènes qui en vient à recouvrir l’ensemble des techniques actuellement utilisables autour de la fonction centrale du psychiatre traitant. La question n’est pas à la pertinence thérapeutique de chaque apport technique, à sa validité et à son efficacité circonscrite, ni au fait que finalement, face à la schizophrénie, on ferait feu de tout bois ; seuls ceux qui n’ont jamais rencontré un schizophrène pourraient s’en offenser. L’objectif du traitement « psychothérapie de soutien des schizophrènes » serait d’abord le maintien d’une relation de confiance qui permette de « garder un œil » sur les risques de décompensation du patient. Mais c’est là aussi le fondement du travail du psychiatre et de la psychiatrie de secteur : se soucier du patient ? Il est donc bien difficile de démarquer la frontière et de ne pas risquer de généraliser la psychothérapie de soutien à la forme générique du soin psychiatrique. Or, il me paraît essentiel, en cherchant à définir de façon didactique la psychothérapie de soutien, de ne pas dépouiller le soin psychiatrique de sa spécificité ou de valider une hiérarchisation implicite entre chimiothérapeute et psychothérapeute que sous-tendrait la disparition du soin psychiatrique sous couvert de psychothérapie de soutien.
De plus, la définition extensive des psychothérapies de soutien bute sur la coexistence et l’articulation de techniques et de positions qui pourraient s’avérer contradictoires : laisser advenir ou stimuler ; construire les conditions d’émergence d’une position subjective ou susciter, encourager, exhorter ; intervenir directement ou soupeser des pensées. Reste en effet plutôt dans l’ombre la part du négatif dans la relation thérapeutique : bénéfices secondaires, réaction thérapeutique négative, réactions paradoxales aux encouragements, éloges et autres exhortations, ambivalence par rapport aux conseils, etc. Ce qui nous renvoie à la différenciation peut-être féconde entre psychiatre traitant, soins psychiatriques et psychothérapie, différenciation des thérapeutes et des espaces thérapeutiques : un espace où le patient aurait la possibilité de déposer cette part de négatif, de développer une appropriation subjective et de manipuler ses pensées et ses éprouvés sans conséquences directes et agies ?
La question incontournable de la chimiothérapie psychotrope
Ainsi, les soins psychiques qui accompagnent le travail du psychiatre (ou de l’infirmier psychiatrique) constituent l’essence même du soin psychiatrique (Girard, 1997). S’agit-il pour autant de psychothérapie de soutien ? Ces soins et cette attention portés aux patients s’articulent la plupart du temps avec la prescription de psychotropes dont on sait aussi qu’elle a historiquement en grande partie permis l’accès des patients à la parole et à une relation thérapeutique verbale en ambulatoire. Indiscutablement, la chimiothérapie soutient l’accès à la parole comme le reconnaît, entre autres exemples, le psychanalyste A. Ménard (2008) : « Il y avait fort peu de psychothérapie des psychoses avant l’introduction de la chimiothérapie. »
Mais la chimiothérapie seule ne suffit pas. Et la notion même de chimiothérapie « seule » n’a pas de sens, puisqu’il existe toujours un prescripteur et une relation humaine. Il n’est donc pas question de priver la chimiothérapie de toute dimension psychique autour de ce premier niveau relation que constitue la prescription. La négociation de la prescription peut devenir le point d’appel d’une médiation relationnelle fondamentale, en particulier autour de tous ses éléments négatifs – ambivalence, frein à la toute puissance, contrainte, compromis –, et la manière dont la chimiothérapie va lester la relation thérapeutique ou permettre d’accéder à un investissement psychique du fonctionnement corporel est parfois le seul élément sur lequel s’appuyer pour maintenir cette relation. La richesse de l’approche métapsychologique du maniement des psychotropes serait, à cet égard, tout à fait éclairante.
Cependant, le fait d’être engagé dans la prescription et dans l’organisation de certaines décisions de vie du patient (allocation adulte handicapé ou statut de travailleur handicapé auprès de la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées – CDAPH –, par exemple) modifie notre position dans la réalité – à ne pas confondre avec le fait d’être avant tout réel dans la relation – et les perspectives temporelles : on ne peut pas ne pas se projeter sur un suivi au long cours, ce qui imprime à la relation une dimension parfois difficile à gérer sans le recours à des tiers. Si les premières années d’un travail psychique autour du médicament sont souvent fécondes (Girard, 2004), on peut courir le risque de se renfermer sur une relation d’exclusivité qui en entrave l’évolution, la difficulté étant de saisir le bon moment pour séparer le travail de psychiatre traitant et celui de psychothérapeute. En conséquence, reconnaître le travail psychique qui accompagne le travail du psychiatre traitant n’implique pas de confondre toutes les positions : la ligne de démarcation de la prescription et de l’organisation des soins reste un repère très pertinent.
La position de celui qui n’a pas à prescrire, puisque la prescription est assurée par un autre, de celui qui n’a pas à décider, à organiser, s’inscrit sur un espace et une temporalité différents : ceux de la fin possible du travail et ceux du simple partage de l’activité psychique. Examiner ensemble, soupeser les projets aussi bien que les symptômes, les sentiments aussi bien que les expériences de vie, sans conséquence pratique ou décision immédiate, favorisent l’intérêt pour un travail de pensée partagé. Bien sûr, cette dimension du psychothérapeute non prescripteur reste le plus souvent associée non seulement au respect de la chimiothérapie prescrite, mais encore parfois à sa poursuite comme condition du travail psychique, facteur indirect de meilleure compliance médicamenteuse. Ainsi, pour Ménard (2008), « il convient de s’assurer qu’il ne s’agit pas seulement d’échapper aux psychiatres et à leurs médicaments, mais bien d’une aptitude à s’engager dans un travail de parole ».