17: Le psychologue clinicien périnatal

Chapitre 17 Le psychologue clinicien périnatal



Dans ce chapitre, je souhaite atteindre quatre objectifs. D’abord, raconter la métamorphose professionnelle qui m’a conduite de psychologue clinicien de la première enfance à psychologue de la périnatalité. Ensuite, je me centrerai sur les limites des parcours académiques pour s’initier puis exercer dans cette spécialité, mais aussi sur les riches potentialités actuelles. Dans un troisième temps, je plaiderai en faveur d’une synergie entre l’université et le terrain périnatal, réunis autour de recherches véritablement partagées. Enfin, pour donner à la clinique sa juste place de première et fondamentale inspiratrice, je livrerai le récit d’un parcours de consultation thérapeutique prénatale à la maternité. Ce dispositif thérapeutique psychothérapeutique emblématique en périnatalité est un véritable « laboratoire » de psycho(patho)logie psychanalytique.



Une découverte progressive du « premier chapitre » de la biographie humaine


Ma première intention est donc de témoigner des points d’appui et de résistance de ma prise de conscience du premier chapitre périnatal et de ses conséquences sur les dispositifs interdisciplinaires d’accompagnement et de soins. En d’autres termes, comment en suis-je arrivé à affirmer aujourd’hui qu’une biographie qui débute le jour de l’accouchement n’est pas sérieuse, pas plus qu’une anamnèse qui fait impasse sur l’histoire du sujet avant sa naissance.


Bien sûr, cette ouverture personnelle est indissociable d’un mouvement de plus grande ampleur de mutations techniques, cliniques, épistémologiques, éthiques et sociétales et c’est en cela que mon récit personnel trouve ici sa place à l’instar d’une partition instrumentale dans une œuvre orchestrale.



« His Majesty the Baby » (Freud, 1914)


Mon premier contact professionnel avec l’institution maternité s’est produit dans le cadre de l’apprentissage de l’échelle de T.B. Brazelton (1973) avec S. Stoléru, le premier clinicien français formé à cet outil. À l’époque, c’est le nourrisson savant du célèbre pédiatre de Boston qui occupe le devant de la scène des professionnels de la première enfance. Le catalogue de ses compétences néonatales s’impose peu à peu en créant la surprise (Brazelton, 1983). Je me souviens combien se positionner comme avocat de « sa majesté le bébé » résonnait alors comme un discours révolutionnaire qui venait bousculer le dogme obscurantiste du bébé « tube digestif ». Quelques formules, exprimées comme des mots d’ordre, résonnent encore en moi avec émotion : « dès la naissance, le nouveau-né a un style relationnel qui lui est propre » ; « il n’est pas une cire vierge qui reçoit passivement l’empreinte parentale » ; « il s’investit activement et intentionnellement dans la réciprocité sociale »


En point d’orgue national de ce mouvement, la série télévisée de T. Lainé et B. Martino (1984) diffuse à la France entière ce même message : « Le bébé est une personne. »


De cette militance, je retiens aussi ma découverte émue à la Maison ouverte de l’école des parents et des éducateurs de l’impact relationnel positif sur le bébé (et ses accompagnateurs) quand il est reconnu comme personne à part entière (Dolto, 1986) dès le salut personnalisé des accueillants.


Je me souviens aussi des regards perplexes (et formateurs !) de quelques mères expérimentées à la maternité (« usagères » et soignantes) qui écoutaient ma fervente plaidoirie en faveur des compétences néonatales du bébé en pensant tout haut : « Alors professionnel, tu en as mis du temps pour réaliser scientifiquement, ce que je ressentais intuitivement et affectivement et vivais depuis bien longtemps avec mes enfants ! »


Le souvenir de résistances opiniâtres à l’encontre de ce « bébé–personne » est aussi encore vif dans ma mémoire. Rétrospectivement, il me semble que c’était celles des professionnels – les nôtres – qui étaient les plus coriaces pour bien traiter l’humanité – nouvellement reconnue – de ce petit d’homme. Il est vrai que notre vocation de soignant du bébé est saturée de conflits générationnels, sources potentielles de créativité et de répétitions aliénantes ! Comment apporter à un bébé ce que l’on croit (ou craint) ne pas avoir pu donner ou reçu soi-même ?


D’ailleurs, après coup, je réalise que certaines de nos positions « exhibitionnistes » des compétences du bébé correspondaient à une idéalisation défensive de notre part (une formation réactionnelle), visant à masquer la commémoration dépressiogène du « désaide initial de l’être humain » (Freud, 1895) de la « dépendance radicale » d’ex-bébé (Prat, 1996) à l’égard d’un « être-humain-proche » (Nebenmensch, Freud, 1895), un autre pas encore constitué comme tel, parent, éducateur énigmatique.103


Bref, pour la carence d’humanité à l’égard du nourrisson comme pour l’excès obséquieux, l’imparfait n’est donc jamais acquis chez nous les soignants ! (Lire à ce sujet en complément le chapitre 11.)


À l’époque, ces multiples données de psychologie développementale originales sur le nourrisson et ses « interactions » avec ses « partenaires » sociaux venaient s’inscrire en synergie avec la psychanalyse précoce francophone encore confidentielle. M. David, F. Dolto, A. Doumic en étaient les pionnières ; l’équipe du GRENN, créé à l’initiative de B. This en 1976, la situait d’emblée dans une riche interdisciplinarité dont les publications des Cahiers du Nouveau-né témoignent longtemps après de l’originalité.


Pour ma part, c’est S. Lebovici devenu grand-père et auteur, avec S. Stoléru, de l’ouvrage Le nourrisson, la mère et le psychanalyste. Les interactions précoces (1983) qui a été mon maître initiatique. Ses enseignements à Bobigny, illustrés par sa pratique de consultations parents–bébé vidéoscopées, ont été pour moi véritablement déterminants (Missonnier, 2001). La singularité de son approche tenait à l’alliance d’une ferme identité de psychanalyste, d’une ouverture épistémologique à des courants théoriques qui induisaient des remaniements du « dogme » et d’une grande liberté technique en consultation familiale, fruit de sa pratique du psychodrame et de la thérapie d’enfants. Les traits saillants de son héritage en clinique précoce sont bien « cristallisés » dans ses ultimes travaux sur l’empathie métaphorisante de l’enaction du thérapeute en direction du bébé et de ses parents (cf. chapitre 6 de Missonnier, 2009a).


Quand en novembre 2001, j’ai eu le plaisir d’introduire la première journée de la WAIMH francophone104 dédiée à la grossesse,105 j’ai formulé ma peine de ne pas m’exprimer en présence de S. Lebovici, disparu l’année précédente. Grand découvreur de la subtilité des relations parents–bébé, il était frileux à l’égard du prénatal et j’étais peiné de ne pas pouvoir témoigner à mon maître du chemin parcouru en direction de la consultation thérapeutique anténatale depuis l’apprentissage avec lui, si essentiel, de la consultation postnatale.



Les fils d’une tresse


Cette filiation à S. Lebovici constitue au départ un point d’appui essentiel dans mon parcours. Mais comme dans toute tresse sociale, les fils sont multiples et ils méritent d’être détaillés plus avant pour mieux comprendre après coup cette décentration de la relation parents–bébé au profit de la rencontre périnatale du processus de parentalité et du naître humain. Quels sont ces fils ?


Pour esquisser une réponse, je dois d’abord évoquer mon fructueux compagnonnage avec M. Bydlowski, psychanalyste pionnière à la maternité et directrice de ma thèse soutenue en 1998. Ensuite, la rencontre éclairante de F. Molénat et de l’équipe de l’AFREE106 à l’occasion de la première Formation européenne de formateurs à l’approche médico-psychologique de la périnatalité en 1993 a été déterminante pour envisager les enjeux interdisciplinaires de cette clinique et accompagner l’émergence des réseaux actuels. Le chemin partagé avec M. Soulé, M.J. Soubieux et L. Gourand autour de nos travaux conjoints sur l’échographie à partir de 1997 a aussi pesé lourd dans cette orientation vers le premier chapitre et l’intérêt de s’y référer à une boussole psychanalytique. Je dois témoigner tout autant de l’influence prépondérante de ma participation au Groupe intermaternités interdisciplinaire de réflexion sur le diagnostic prénatal de St-Vincent-de-Paul animé par D. David et S. Séguret (Séguret, 2003) de 1989 à 1999. Cette expérience inaugurale d’interdisciplinarité vraie reste encore aujourd’hui une source constante d’inspiration pour animer les séminaires cliniques du Premier chapitre, du RAP, du SIIRPPP et du SIICLHA107 où je trouve de précieux espaces d’élaborations. Last but not least, la clinique partagée et mes échanges pérennes avec N. Boige autour des pathologies psychosomatiques de la première enfance s’imposent après coup comme un levier puissant en faveur de la reconnaissance d’une anamnèse authentiquement périnatale des nourrissons comme l’illustre bien le chapitre 4.


Après cette évocation de rencontres professionnelles déterminantes, il me faut convenir maintenant de l’immensité de ma dette à l’égard de la pratique clinique, véritable fil rouge de cette tresse. À l’évidence, c’est à elle que je dois une bonne part de cette progressive intégration de « l’Atlantide intime » (Sloterdijk, 1998) qui ouvre sur une définition de la parentalité indemne d’une scotomisation de l’anténatal. C’est à elle que je dois la part la plus affectée, c’est-à-dire la moins intellectualisée de cette mutation.


En filigrane de cette formule générique de « pratique clinique », ce sont en effet les « usagers » de la maternité, du CAMSP, de la pédiatrie néonatale à qui je dois essentiellement mon investissement du prénatal. C’est la récurrence en postnatal du discours des parents au sujet de ce qu’ils avaient vécu en prénatal (soit lors de la grossesse présente soit d’une précédente) qui m’a véritablement fait ressentir (plus que démontrer) la voie de ce changement.


Un nouveau cap que les bilans d’activités attestent sans ambiguïté. De fait, quand je me retourne sur mes deux décennies de clinique à la maternité, une modification apparaît à mi-chemin : dans la première moitié, je suis essentiellement centré sur la triade mère/père/bébé et, dans la seconde, je m’ouvre de plus en plus à une chronologie périnatale où l’anténatal occupe la place qu’il mérite dans les processus du devenir parent et du naître humain.


Cette ouverture est dictée par la clinique. Plus précisément, je discrimine rétrospectivement cinq points d’appels principaux :



la place grandissante du diagnostic anténatal qui révolutionne le suivi médical de grossesse et le statut du fœtus, devenu « patient » à part entière. Encore une fois, mon investissement dans une recherche–action interdisciplinaire sur les aspects psychologiques de l’échographie obstétricale m’a beaucoup apporté face à la complexité, au départ inconnue, des enjeux psychiques et éthiques du diagnostic anténatal, de l’interruption médicale de grossesse et de leurs influences sur les processus croisés du devenir parent et du naître humain. Un ouvrage (Soulé et al., 2011) et un DVD108 témoignent de ce parcours que l’on peut après coup considérer comme une tentative interdisciplinaire de subjectivation d’un nouvel espace technique, clinique et éthique source de questions vertigineuses ;


la question passionnante et térébrante du deuil prénatal, avec M.J. Soubieux (2008) et D. Blin (1997), mettant en perspective les situations contrastées des décès spontanés de l’embryon puis du fœtus, de l’interruption volontaire de grossesse et de l’interruption médicale de grossesse. Comment écrire un nouveau chapitre prénatal au génial Deuil et mélancolie freudien (1915c) ?


la clinique de l’infertilité et la procréation médicale de la grossesse (PMA), laboratoire d’exception du désir de grossesse, d’enfant et du couple ;


ma sensibilisation puis, grâce à une sage-femme, E. Dautzenberg, ma pratique de l’animation de groupes de préparation à la naissance et à la parentalité (PNP) mixte (Dautzenberg et Missonnier, 2008) et de pères (Missonnier, 2010), débouchant plus récemment sur la formation et la reprise clinique de l’entretien prénatal précoce, aujourd’hui, première étape de la PNP. Ces groupes, en m’écartant de la rencontre exclusive de parents présentant un « grincement existentiel » dans le devenir parent conduisant à une consultation thérapeutique, m’ont énormément appris sur la diversité, l’amplitude des affects et des représentations en présence ;


enfin, comme conséquence logique des quatre points d’appel précédents, une pratique en pleine extension de consultations thérapeutiques prénatales dont les spécificités techniques du dispositif sont actuellement en cours d’élaboration (Missonnier, 2009a).


Ma reconnaissance du premier chapitre de la biographie vraie de l’humain a bénéficié de ces cinq leviers. Parallèlement, au-delà de la diversité des situations rencontrées, la constance d’une thématique s’est imposée au fil des intrigues : l’incertitude parentale, tour à tour dans le registre des variations de la normale ou du tragique. Certes, l’humain est confronté perpétuellement à cette incertitude et y apporte une réponse privilégiée, l’anticipation. Mais, comme cela a été largement développé au chapitre 2, en prénatal, l’incertitude est singulièrement amplifiée : les devenant parents doivent faire face – individuellement, conjugalement et familialement – à la liste infinie d’inconnus événementiels et affectifs face à la grossesse, au développement de l’embryon/fœtus, à la naissance et l’accueil du bébé, au rôle de mère et père… Ainsi, l’ouverture à la clinique prénatale a été synonyme pour moi d’exploration des mille et une tensions dialectiques dans le couple incertitude/anticipation, à mon sens si central dans le ballet périnatal.


À l’issue de ce rapide travelling arrière biographique, les conditions requises pour qu’une psychologie clinique authentiquement périnatale advienne semblent apparemment réunies. Oui, mais apparemment seulement ! Pour décrire sans naïveté ces éléments en faveur d’une psychologie clinique périnatale interdisciplinaire bénéficiant d’une acuité psychanalytique, il faut mettre en exergue au final un obstacle de poids : la permanence d’une fascination/répulsion pour « l’inquiétante étrangeté » de « l’antique terre natale du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord » (Freud, 1919). Cette fascination/répulsion de l’inceste concerne l’humain en général et les parents et les professionnels pendant la période périnatale en particulier. Elle exerce une grande influence sur les vocations et l’exercice des soignants du périnatal (cf. chapitre 12 et Missonnier, 2009a). La dialectique transféro-contre-transférentielle du psychologue clinicien investi dans des consultations thérapeutiques prénatales psychanalytiques en est un bon exemple : elle est en résonance intime avec les réminiscences croisées de tous les acteurs en présence, parents et professionnels (Missonnier, 2009a). Pour un psychologue homme, son statut d’ex- « Petit Hans » méritera par exemple d’être exploré au fil des rencontres (cf. chapitre 9).

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 17: Le psychologue clinicien périnatal

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