Chapitre 17 Contexte psychologique de la chirurgie du strabisme
Alors qu’il n’existe actuellement aucune preuve d’une étiologie psychologique du strabisme chez le jeune enfant, il y a en revanche un accord quasi général sur les répercussions émotionnelles du strabisme sur le milieu familial et sur le développement psychologique de l’enfant. L’intervention chirurgicale précoce, au sens large du terme, trouve ici une indication supplémentaire et ses résultats psychologiques favorables sur l’enfant et sur le milieu familial sont patents.
Les relations médecin – patient, les différentes manœuvres thérapeutiques et, surtout, l’hospitalisation et l’intervention chirurgicale représentent des situations qui ont une signification émotionnelle et des conséquences psychologiques non négligeables. Ces réactions ont une signification spécifique dans le cas des yeux en raison de l’importance centrale du regard dans la relation et dans le processus d’attachement de l’enfant et toutes les interactions sociales : elles vont influencer le cours postopératoire ; elles peuvent avoir des répercussions négatives sur la personnalité future de l’enfant et sur ses capacités d’adaptation. Il est clair que la grande majorité des patients surmonte sans problème la situation, mais une certaine proportion d’enfants psychologiquement plus vulnérables risque d’être influencée négativement.
Réaction des parents au strabisme de l’enfant
La découverte d’un handicap ou d’une malformation congénitale chez un petit enfant constitue toujours pour les parents une blessure profonde dans leur auto-estime (leur narcissisme), blessure dont on ne doit pas sous-estimer l’importance et les conséquences. Le strabisme n’est certes pas un trouble dont la gravité est comparable à celle d’autres handicaps bien plus importants mais, comme nous le verrons, il représente une telle atteinte esthétique et une telle entrave au contact et à la relation que la réaction des parents est équivalente [1,2].
En termes psychologiques, ces parents font face à une situation de crise émotionnelle, dont l’élément essentiel a été décrit par Solnit [3] comme un sentiment de deuil à la perte de l’enfant « parfait » que tout parent imagine et souhaite avoir [4]. Face à cette blessure et ce deuil, un éventail de réactions est possible, allant du déni total – où le trouble n’est tout simplement pas perçu –, à un état de dépression et d’abattement plus ou moins important. Une étude que nous avions effectuée dans une situation comparable [5], nous avait permis de constater que dans la plupart des cas les parents s’adaptent progressivement à la situation en ayant recours, de façon variable, à des mécanismes de type dissociatif ; par une sorte de dédoublement, une partie de leur personnalité perçoit les anomalies, et cela avec les sentiments inhérents de blessure narcissique, de dépression et de culpabilité irrationnelle ; simultanément, une autre partie d’eux-mêmes les nie et fait comme si la réalité angoissante n’existait pas. Le comportement qui en résulte, notamment devant les propositions thérapeutiques et la collaboration, va être entaché de ces contradictions qui se manifestent parfois au niveau du couple parental : l’un accepte la réalité et l’autre la nie [6]. Accepter le strabisme implique également d’accepter les différentes étapes du traitement – malheureusement lourdes –, notamment le port obligatoire et permanent de lunettes, et le traitement continu de l’amblyopie éventuelle.
Engels et al. [7], dans une étude sur 51 mères d’enfants strabiques, ont constaté que 60 % de celles-ci « ne se sont pas rendu compte du début du strabisme » ou l’ont attribué à un « dysfonctionnement passager », retardant d’au moins une demi-année la première consultation chez l’ophtalmologiste. La moitié de ces mères ont décrit une réaction très intense lorsque le diagnostic a été établi, avec « déception », « vexation », « tristesse » et « sentiment de culpabilité », ce dernier s’accompagnant d’idées irrationnelles quant à l’origine du trouble : erreurs commises pendant la grossesse, mauvais soins donnés au nourrisson, hérédité, etc. Ce sentiment est plus accentué encore dans les familles où ce n’est pas le premier cas de strabisme ; parfois, les parents n’ont pas voulu d’une nouvelle grossesse. L’autre moitié de ces mères ont minimisé au maximum leur réaction et ont donné des réponses évasives.
Nous avons fait nous-mêmes, à la consultation orthoptique de la clinique d’ophtalmologie de Genève, des constatations très semblables à celles d’autres auteurs [8]. Bien plus que le problème fonctionnel, c’est le caractère inesthétique du strabisme qui est de loin la préoccupation essentielle de ces parents.
Réactions émotionnelles de l’enfant strabique
Les réactions des parents à la présence d’un strabisme chez l’enfant peuvent avoir des répercussions sur le développement de celui-ci et constituent une situation de risque pour l’établissement harmonieux d’une relation mère – enfant [9]. Le contact « œil à œil », qui joue un rôle central dans cette relation, peut subir des interférences, voire devenir impossible pour certaines mères [10]. Il faut donc se rappeler que l’œil est l’organe par excellence de la communication, de l’échange affectif et de la découverte d’autrui. Des réactions compensatrices d’hyperprotection, ou au contraire de surstimulation, peuvent également avoir une influence négative [11]. L’enfant risque de développer une image dévalorisée de lui-même, persistante à long terme : comme tout enfant, il va se voir lui-même en fonction du regard que les autres portent sur lui et en premier lieu de celui de ces parents. Ce regard des autres peut devenir dramatique pour l’enfant strabique qui grandit et entre dans le monde hautement compétitif des autres enfants, dont on ne soulignera jamais assez le caractère impitoyable ; la rivalité, les moqueries et les persécutions dont il est fréquemment l’objet, le conduisent à des sentiments d’infériorité et d’exclusion et à des tentatives d’hypercompensation.
Ce sont ces circonstances relationnelles qui sont à la base des divers troubles du comportement social et psychologique qui ont été décrits [1,12,13]. C’est pourquoi la détection et l’intervention correctrice précoces trouvent ici une indication majeure, qui se superpose aux raisons fonctionnelles visuelles, tant pour les garçons que pour les filles.