Chapitre 16 Psychothérapie de soutien et trouble de la personnalité borderline
Qu’est-ce qu’un patient « borderline » ?
Le trouble de la personnalité borderline, encore appelé trouble de la personnalité limite, état limite ou personnalité émotionnellement labile, est un concept qui fut décrit pour la première fois par Adolf Stern, en 1938 dans ce qu’il appelle le borderline group of neuroses. Il désignait ainsi des patients se situant à la frontière entre névrose et psychose. Sa fréquence et les problèmes qu’il pose au thérapeute nous ont amenés à privilégier ce choix parmi d’autres troubles de la personnalité.
Aujourd’hui, le trouble de la personnalité borderline est décrit par le DSM-IV-TR comme un mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects avec une impulsivité marquée, qui apparaît au début de l’âge adulte ; il est défini par la présence de cinq critères parmi les neuf décrits dans le DSM-IV-TR. On retiendra la crainte de l’abandon, des relations aux autres idéalisées puis dévalorisées, des difficultés identitaires, un recours impulsif à la toxicomanie, des gestes suicidaires à répetition, une instabilité affective, le sentiment de vide interne, des colères intenses parfois non justifiées, en cas de stress l’apparition d’idées de persécution ou de moments dissociatifs. Cette abondance de symptômes, variable selon les situations rencontrées, explique bien des retards pour établir un diagnostic.
Prévalences et caractéristiques
Selon des études menées aux États-Unis et en Europe, la prévalence du trouble de la personnalité borderline en population générale est estimée à 1,8 % (Torgersen et al., 2001). En population clinique, les prévalences rapportées sont de 6,4 % en échantillon de médecine générale, 10 % en échantillon de patients ambulatoires souffrant de troubles mentaux et de 20 % en échantillon de patients hospitalisés en psychiatrie (Gross et al., 2002).
Les patients présentant un trouble de la personnalité borderline sont majoritairement des adultes jeunes, de sexe féminin (75 %), le plus souvent seuls (célibataires ou divorcés). Leur fonctionnement social est altéré, avec de fréquentes pertes d’emploi et des relations affectives douloureuses et instables (Zanarini et al., 2002). Ce fonctionnement est significativement plus altéré que dans les autres troubles de l’axe II (troubles de la personnalité) et que dans la dépression (Zanarini et al., 2005). Le trouble de la personnalité borderline est donc une pathologie fréquente et grave, au coût social majeur (Giesen-Bloo et al., 2006).
Le risque de décès par suicide est estimé à 10 % (Paris, 2002). Ce risque est un des plus élevés de l’ensemble de la pathologie psychiatrique (avec les troubles de l’humeur, les troubles des conduites alimentaires et les troubles schizophréniques). Les données convergent pour souligner que l’évolution naturelle du trouble de la personnalité borderline se fait vers une rémission (74 % à 6 ans et 88 % à 10 ans) et une diminution des comportements suicidaires (73,5 % au début du suivi pour atteindre 6,8 % à 10 ans) (Zanarini et al., 2006).
Approches psychopathologiques du trouble de la personnalité borderline
Kernberg (1997) a utilisé le terme « organisation limite de la personnalité » à la place du terme « état limite » ; ces patients, selon lui, présentent une organisation pathologique spécifique stable et durable de la personnalité. Kernberg décrit de façon saisissante l’univers mental des patients limites : « Leur monde intérieur est peuplé de représentations caricaturales des aspects bons et horribles des êtres qui ont compté pour eux… De la même manière, leur perception d’eux-mêmes est un mélange chaotique d’images honteuses, menaçantes ou exaltées. »
Bergeret (1998) parle également d’organisation limite ; il met en avant l’archaïsme des défenses, avec la lutte permanente contre le risque de dépression et les angoisses de perte et d’abandon. Un des principaux mécanismes de défense est le dédoublement des imagos, c’est-à-dire l’existence de deux secteurs dans le monde extérieur (adaptatif et anaclitique).
Quant à Young, dans sa thérapie centrée sur les schémas (2002), il met l’accent sur les schémas précoces inadaptés des patients souffrant d’un trouble de la personnalité borderline. Il les attribue à des facteurs environnementaux familiaux (absence de sécurité de base pour l’enfant, carence de maternage et d’empathie, milieu familial sévèrement punitif) et à des facteurs biologiques (difficultés dans la régulation et la modulation des émotions).
Les travaux sur l’attachement issus de l’approche de Bowlby ont permis de développer le concept de défaut de mentalisation comme étiologie précoce du trouble de la personnalité borderline. Ainsi, Bateman and Fonagy (2004) définissent la notion de mentalisation ; ce processus mental permet d’interpréter explicitement et implicitement les actions de soi et des autres, sur la base d’états mentaux comme les pensées, les croyances, les désirs ou les sentiments. Ce processus serait défaillant chez les patients souffrant d’un trouble de la personnalité borderline. Ces auteurs attribuent ce défaut de mentalisation à un mécanisme de défense vis-à-vis de traumatismes répétés. La recherche rétrospective d’abus sexuels, de séparations prolongées et de négligence parmi les patients présentant un trouble de la personnalité borderline montre une prévalence importante de traumatismes dans l’enfance (59 %) (Zanarini et al., 1997).
Difficultés rencontrées en thérapie face aux patients borderline
Confrontation au cadre et test du lien
Les patients borderline sont dans une quête affective permanente. Ils manifestent un besoin fondamental des autres, de leur présence, tout en se sentant menacés par autrui, perpétuellement préoccupés par la crainte d’être abandonnés. Ainsi, la première difficulté du thérapeute sera probablement de gagner la confiance du patient borderline et d’instaurer une alliance thérapeutique, puis de maintenir ce lien en sachant que le patient fera tout, de façon inconsciente bien sûr, pour tester la solidité du cadre et les limites du thérapeute, et ainsi reproduire les schémas qu’il connaît bien. Ces sujets, avides sur le plan émotionnel et affectif, deviennent rapidement dépendants de l’autre ; néanmoins, quand cette dépendance devient intolérable, elle conduit à la rupture ou au rejet. Ils rentrent alors dans des comportements autodestructeurs de mises en danger, de colère, d’agressivité ; ces comportements, lorsqu’ils visent à tester la solidité du lien avec le thérapeute, peuvent être anxiogènes et difficilement supportables pour le soignant. Il doit, tout en tenant compte de ces comportements, rester présent, soutenant et empathique.
Clivages et alternance idéalisation/dévalorisation
Le monde du patient est manichéen, en « tout ou rien », blanc ou noir, bon ou mauvais, ami ou ennemi ; un même objet peut changer de statut brutalement. Ce mécanisme de clivage permet d’éviter la confrontation à l’ambivalence et à la souffrance dépressive ; il concerne la perception de soi-même comme celle des autres. Ainsi après l’instauration d’un climat de confiance observe-t-on fréquemment une période de lune de miel, où le thérapeute est idéalisé. Un événement interférant dans la thérapie peut le faire basculer dans le rôle de mauvais objet, souvent de façon projective. Il est parfois violent de supporter ces changements de position, souvent brutaux et extrêmes. Il peut être difficile d’évaluer correctement la « bonne distance » à maintenir avec ces patients. En effet, ils suscitent des réactions fortes et des émotions intenses de la part du thérapeute. Il peut être compliqué de faire preuve d’une empathie « raisonnable », de rester dans une attitude thérapeutique.
Comorbidités
Les consommations de toxiques nuisent au bon déroulement de la thérapie, tant au niveau de l’adhésion au suivi que celui des objectifs cognitifs et comportementaux à atteindre. De plus, il n’est pas rare que le patient se présente en consultation après avoir consommé de l’alcool ou du cannabis. Cela pose à nouveau la problématique du cadre que nous aborderons plus loin (voir « Fixer le cadre de la thérapie »). Par ailleurs, il semble primordial de dépister et de traiter une éventuelle comorbidité de l’axe I avant de pouvoir entreprendre un travail psychothérapeutique efficace, ciblé sur le trouble de la personnalité. Cela est particulièrement vrai pour les troubles de l’humeur (épisode dépressif majeur, trouble dépressif récurrent, trouble bipolaire, trouble dysthymique) ; tous réunis, leur prévalence s’étend de 40 à 83 %, les dépendances aux substances de 64 à 66 %, le trouble de stress post-traumatique de 46 à 56 % (Zanarini et al., 1998, 2004).