Chapitre 15 Les distorsions cognitives
Les chercheurs dans le domaine des jeux de hasard et d’argent (JHA) ont établi le rôle des distorsions cognitives dans l’augmentation de la fréquence de jeu et des sommes monétaires pariées, et ainsi dans l’apparition, le développement et le maintien des problèmes de jeu (Ladouceur et al., 2000). Les distorsions cognitives ont été définies par Beck (1963) comme « un contenu de pensée idiosyncrasique reflétant des conceptualisations irréalistes ou déformées ». En effet, lorsqu’il est plongé dans le jeu, le joueur interprète les résultats de façon biaisée et se persuade qu’à force de persévérance, ses stratégies s’avèreront gagnantes et qu’il sera à même de faire un gain monétaire important. Ces erreurs de pensées l’amènent, à tort, à tenter de prédire la survenue de gains. En entretenant ce type de croyances, le joueur fait totalement fi du hasard sur lequel repose l’issue du jeu. Or, le hasard se caractérise essentiellement par le fait qu’il échappe aux prédictions et à toute forme de contrôle ; le hasard est imprévisible ! Les distorsions cognitives entretenues par le joueur ont été identifiées grâce, entre autres, à des études portant sur les « verbalisations à voix haute des pensées » de joueurs pendant une session de JHA. Cette méthode a révélé que 70 % des verbalisations des joueurs en cours de jeu étaient erronés, c’est-à-dire que les joueurs ignoraient, voire niaient, l’importance du hasard comme déterminant l’issue du jeu (Gaboury et Ladouceur, 1989). Par ailleurs, bien que tous les joueurs soient sujets à des croyances erronées en situation de jeu, la pathologie serait associée à un plus grand nombre de pensées erronées (Joukhador et al., 2004; Joukhador et al., 2003) et à une plus grande conviction en celles-ci (Ladouceur, 2004).
Les principales distorsions cognitives impliquées dans le jeu sont liées à la méconnaissance du principe d’indépendance des tours, c’est-à-dire, qu’aux JHA, chaque partie est unique en soi et n’est aucunement liée à la précédente, ni à la suivante (Ladouceur et al., 2000). L’indépendance des tours implique que l’issue du jeu se détermine au hasard. Il est inutile de s’attarder à connaître les résultats des parties précédentes ou la dernière fois qu’une machine à sous a attribué le gros lot, puisque ces informations n’aideront en aucun cas le joueur à remporter la partie en cours. Pourtant, les études ont révélé que la plupart des individus ne tenaient pas compte de ce principe. Prenons le jeu de pile ou face, par exemple, jeu dont l’issue repose entièrement sur le hasard et pour lequel la connaissance des résultats précédents n’aide en rien à prédire les résultats futurs. À chaque partie, les côtés « pile » et « face » ont autant de chance l’un que l’autre de sortir. Or, une étude dans laquelle les expérimentateurs demandaient aux participants de générer une suite aléatoire de piles et de faces, a révélé que tous les participants vérifiaient les réponses qu’ils avaient émises antérieurement, alors que cette vérification est inutile (Ladouceur et Dubé, 1997). La mauvaise compréhension du principe d’indépendance des tours a également été remarquée dans d’autres types de jeux, tels que la loterie, la roulette et les appareils de loterie vidéo (Giroux et Ladouceur, 2006; Giroux et al., 2000; Ladouceur et al., 1995).
C’est d’ailleurs cette mauvaise compréhension de l’indépendance des tours qui conduit les joueurs à développer des illusions de contrôle, soit la croyance qu’à force de jouer, ils acquièrent de l’expérience et des habiletés qui leurs permettront d’augmenter leurs chances de gagner. Cette notion a été introduite par Langer (1975), qui postulait que les joueurs avaient une illusion de contrôle sur le jeu, soit « une espérance de succès personnel inappropriée et bien supérieure à la probabilité objective envisageable ». Les joueurs pensent ainsi pouvoir déjouer le hasard et agir sur l’issue du jeu afin de gagner le gros lot, surestimant alors leurs probabilités réelles de gagner. L’implication du joueur est l’un des facteurs qui accentue cette illusion de contrôle. En augmentant son implication dans le jeu, l’individu renforce sa certitude d’en contrôler l’issue. C’est ce que Ladouceur et ses collaborateurs (1987) ont observé lorsqu’ils ont souhaité échanger le billet de loterie acheté par des consommateurs, contre un autre billet de loterie. Les joueurs qui avaient choisi leurs propres numéros de loterie réclamaient plusieurs autres billets de loterie en échange du leur, voire refusaient catégoriquement d’échanger leur billet. Ainsi, bien que le résultat du tirage de la loterie dépende entièrement du hasard, le fait d’avoir activement participé à la sélection des numéros donne au joueur l’impression qu’il possède un certain pouvoir sur le résultat du jeu. De la même manière, au jeu de la roulette, le joueur misera davantage s’il lance la boule lui-même que si le croupier exécute cette tâche (Ladouceur et Mayrand, 1986). Au-delà de l’implication du joueur, Langer (1975) a identifié plusieurs autres facteurs influençant l’illusion de contrôle, dont la compétition, la familiarité avec la tâche ainsi que l’implication et la séquence de résultats précédents (Langer, 1975; Langer et Roth, 1975). Lesdites illusions de contrôle sur le jeu amènent en effet les joueurs à mettre au point des stratégies personnelles et à développer des comportements superstitieux dans le but d’augmenter leurs chances de gagner.
Qu’elles se présentent sous forme de pensées magiques ou sacrées, ou encore de comportements ritualisés, les distorsions cognitives peuvent aussi prendre la forme de superstitions (Ladouceur et al., 2000). Issues de coïncidences ayant donné lieu à un gain par le passé, ces comportements superstitieux se caractérisent par des associations illusoires. Par exemple, beaucoup de joueurs de bingo possèdent des cailloux, pièces de monnaie, figurines ou photos qu’ils gardent sur eux ou touchent au cours de la session de jeu, persuadés que ces porte-bonheurs augmenteront leurs chances de gagner (Chapple et Nofziger, 2000).
De plus, la recherche sur les distorsions cognitives a révélé que les joueurs excessifs entretenaient continuellement l’espoir de se refaire. Ils ne tiennent pas compte des probabilités réelles de gagner et gardent perpétuellement à l’esprit que l’issue du jeu pourrait leur être favorable et leur permettre de récupérer l’argent jusqu’alors perdu. Principale source de motivation des joueurs excessifs, l’espoir de se refaire les entraîne dans la spirale du jeu excessif (Ladouceur et al., 2000). Par ailleurs, cet espoir illusoire de se refaire illustre la méconnaissance ou l’incompréhension du principe d’espérance de gain négative. En effet, à long terme, le joueur sera nécessairement perdant, puisque les exploitants des JHA redistribuent moins d’argent qu’ils n’en récoltent, dans le but évident de faire des bénéfices. Il est donc mathématiquement impossible qu’un joueur régulier regagne l’argent perdu au jeu. Le taux de retour aux joueurs, toujours inférieur à 100 %, implique qu’à long terme, le joueur sera forcément perdant.
Enfin, un mot sur les « near misses » ou « near wins », traduits par « perdu de peu » ou « quasi gains ». Ils sont décrits par exemple lorsqu’un joueur a misé sur le 20 et que le 21 sort ou quand s’affichent sur l’écran de la machine à sous deux cerises au lieu des trois requises pour obtenir un gain. Le joueur est convaincu qu’il a presque gagné (alors que la solution est binaire : on gagne ou on perd) et que cette situation annonce un prochain gain, ce qui l’incite à continuer de jouer. Une étude d’imagerie fonctionnelle a indiqué qu’en comparaison à des pertes évidentes, les « quasi-gains » étaient ressentis comme moins plaisants, mais augmentaient paradoxalement le désir de jouer, à condition que le joueur ait un contrôle direct sur sa façon de jouer (Clark, Lawrence et al., 2009). Ainsi, les joueurs vont préférer jouer sur un appareil présentant des « quasi gains » que des pertes évidentes (Giroux et Ladouceur, 2006) et l’obtention de « quasi gains » est associée à une plus grande persistance au jeu (Côté et al., 2003).
Abondamment argumentée dans la littérature scientifique et éprouvée par les intervenants sur le terrain, la conception des distorsions cognitives comme facteur de risque de développer une dépendance au jeu est largement admise par la communauté scientifique. Les distorsions cognitives sont depuis plusieurs années, et encore aujourd’hui, au centre des programmes de prévention et de traitement des problèmes de jeu. En effet, la restructuration cognitive des pensées erronées semble constituer la principale voie de modification des habitudes de jeu (par exemple, Ladouceur et al., 1998b ; Sylvain et al., 1997).
Néanmoins, il est important de souligner que ces travaux majeurs ont été menés alors que les jeux les plus problématiques étaient les machines à sous et les appareils de loterie vidéo, soit des jeux dont l’issue est entièrement déterminée par le hasard, et pour lesquels le développement d’habiletés est impossible. Or, avec l’explosion du poker sur table et en ligne, jeux dont la réussite implique à la fois une part de chance et une part d’habiletés, l’impossibilité de contrôler le résultat du jeu ne peut plus être considérée de la même manière. Ainsi, comme l’a précisé Delfabbro (2004), toutes les activités de JHA n’impliquent pas la même part d’habileté, tout dépendant de la manière dont cette notion est définie. Par exemple, dans certains jeux tels que le blackjack, le poker et les paris sportifs, les compétences peuvent réellement augmenter les chances de gagner si elles sont considérées comme des connaissances sur la manière de jouer. Delfabbro citait notamment la capacité de lire des tableaux de résultats pour améliorer les paris sportifs. Dans ce cas, les compétences des joueurs n’ont aucune incidence sur le résultat du jeu, mais peuvent leur permettre d’améliorer leurs connaissances sur l’état actuel du jeu, et ainsi les aider à orienter leur décision sur le choix de l’équipe sur laquelle miser.
Cantinotti et al. (2004) ont souligné que des paris sportifs réalisés par des experts en hockey étaient significativement plus précis que les paris réalisés sur la base du hasard. Toutefois, les montants des gains remportés par les experts ne différaient pas de ceux remportés grâce aux paris faits au hasard. Ladouceur et al., 1998a ont obtenu des résultats similaires avec les experts aux courses de chevaux. De plus, la stratégie la plus utilisée par les experts en hockey pour miser consistait à se fier aux résultats antérieurs des équipes. Par exemple, les participants étaient, pour la plupart, persuadés qu’après une série de faibles performances, une équipe était assurée de remporter la victoire. Cependant, cette information ne suffit pas pour miser adéquatement lors de la prochaine partie. Enfin, Myrseth et al. (2010) révélaient que la préférence des joueurs pour les jeux d’adresse était associée à une plus grande illusion de contrôle par rapport aux joueurs qui préféraient les jeux de hasard. Par ailleurs, les joueurs pathologiques rapportaient plus de distorsions cognitives que les joueurs non pathologiques et cette différence était plus marquée dans le groupe de joueurs préférant les JHA que dans celui des joueurs préférant les JHA avec une part d’adresse. Il s’agit là d’une des premières études ayant mis en lumière des différences au niveau des distorsions cognitives chez les joueurs s’adonnant aux JHA et parmi ceux préférant les JHA avec une part d’adresse.
En conclusion, les nombreux travaux menés dans le domaine des JHA au cours des trente dernières années ont permis d’identifier les distorsions cognitives comme étant un facteur de risque majeur pour le développement et le maintien de problèmes de jeu. Les erreurs de pensée occupent depuis plusieurs années, et avec raison, une place centrale dans la prévention et le traitement du jeu. Toutefois, la popularité croissante de JHA dont l’issue repose à la fois sur le hasard et sur les connaissances du joueur, tels que le poker et les paris sportifs, pousse les chercheurs à redéfinir la notion d’erreurs de pensée. La première étude visant à distinguer les distorsions cognitives entretenues par les joueurs s’adonnant aux JHA de celles des joueurs préférant les JHA avec une part d’adresse est récente (Myrseth et al., 2010). Cet axe de recherche émergeant dans le domaine du jeu pathologique mérite d’être exploré. Il est nécessaire d’examiner ce qui distingue, entre autres, les joueurs de poker et de paris sportifs des autres joueurs, afin que le traitement qui leur est offert soit aussi efficace que celui s’adressant aux joueurs de machines à sous et d’appareils de loterie vidéo.
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