15: Le pédiatre… psychosomaticien

Chapitre 15 Le pédiatre… psychosomaticien




Pourquoi la présence d’un pédiatre dans un manuel de psychologie clinique périnatale ? Quels sont sa place, ses registres d’intervention ?


Le pédiatre est censé assurer la santé du bébé ; c’est le « spécialiste des maladies infantiles » indique Le petit Robert, définition laconique dans laquelle rien n’est dit sur la santé psychique du bébé. Le pédiatre est aussi le spécialiste du développement physiologique, ontogénétique de l’enfant, avec le généticien, l’obstétricien et la sage-femme, de l’embryon au fœtus, bébé prématuré et enfant à terme jusqu’à l’adolescent… Il s’occupe donc également de l’enfant sain dans son développement, et pas seulement de la maladie, a un rôle de prévention, de conseil, assure les « examens systématiques ». Qu’en est-il du développement psychique, et du développement psychosomatique du bébé ?




Les insuffisances et le credo


Les insuffisances et les risques d’une médecine exclusivement somatique et instrumentale ne peuvent qu’être l’objet d’une prise de conscience et d’une réflexion chez l’apprenti pédiatre – ou pédiatre confirmé – s’il n’est pas dans le déni ou le refoulement de ses émotions, de son ressenti et de son humanité. La question éthique se complique en pédiatrie du fait que l’information et le consentement éclairé, dans les textes, ne s’adressent qu’aux parents et pas au patient mineur. Ceci est naturel chez le bébé infans qui ne peut parler (Séguret, 2004). Il revient donc au pédiatre dans ses propositions aux parents et à l’enfant de veiller à la « bientraitance » de son patient, dans sa dimension physique et psychique, tout en lui assurant les meilleurs soins possibles. Il n’est pas rare dans ma consultation de constater que les parents souhaitent que je fasse des examens même intrusifs pour être rassurés sur l’état de santé de leur bébé… qui se plaint de troubles fonctionnels plus ou moins sévères : « faites-lui une fibroscopie ou ne pouvez-vous pas lui faire un scanner pour vérifier qu’il n’a pas une malformation, qu’on ne passe pas à côté de quelque chose ? »


Notre credo est que l’enfant, a fortiori le bébé, ne peut être soigné et compris par un abord qui cliverait psyché et soma dans un dualisme étanche et ne s’intéresserait qu’à un des deux versants. Psyché et soma sont totalement liés, intriqués (« intégrés » dit D.W. Winnicott) et souffrance physique et souffrance psychique sont indissociables chez le bébé. Une maladie du corps s’accompagne d’une souffrance psychique même si elle est muette, et une souffrance psychique et relationnelle a une expression ou des répercussions somatiques (ex. : anorexie dépressive, insomnie). Nous adhérons totalement à la dénomination de « psyché-soma » chez D.W. Winnicott, de « psycho-corps fœtal » chez J. McDougall. De plus, le bébé ne peut être soigné seul mais dans son environnement tant est grande sa dépendance « systémique » et interactive.



La collaboration pédiatre–psychanalyste


Nous souhaitons témoigner dans ce manuel de la richesse de la collaboration pédiatre–psychanalyste auprès du bébé qui n’a pas encore le langage et de sa famille, dans la clinique des origines et du développement. La présence dans ce manuel d’une pédiatre vient concrétiser le fait que, si la réflexion du psychanalyste est une aide très enrichissante pour le pédiatre dans son travail pour la compréhension des situations, à l’inverse l’apport des données du corps, qui aident à déchiffrer, traduire les expressions somatiques et comprendre les inscriptions corporelles et leurs effets sur le développement de l’enfant, est non moins utile pour le psychanalyste.


Notre boussole est résolument psychanalytique. Comprendre ou approcher les mouvements psychiques naissants du bébé, qui n’a pas de langage verbal mais le langage du corps, nécessite de lui prêter notre appareil à ressentir, penser et métaphoriser les sensations. À ce titre, les outils sont l’observation du bébé, l’émotion, l’association libre, l’empathie métaphorisante, l’énaction (décrites par S. Lebovici), la réflexion contre-transférentielle et la narrativité. L’objectif est de comprendre le jeu des projections, identifications, fantasmes, conflits inconscients parentaux sans verser dans l’affirmation d’une interprétation sauvage, mais en tentant des hypothèses interprétatives. Cette clinique des origines se situe souvent en deçà de la parole pour les parents aussi, et sollicite chez le soignant le travail de la rêverie (sa « capacité de rêverie », cf. infra).


Pour les pédiatres, et les somaticiens plus généralement, il y a plusieurs degrés d’intérêt pour la psyché du bébé (patient) et de son environnement. Le degré zéro ou négatif est le déni total, voire l’évitement méprisant du versant psychique. À un premier degré, le pédiatre « délègue » au spécialiste la gestion de l’aspect psychique du problème. Il reste dans le clivage, mais il connaît ses limites et se préoccupe de la dimension psychique du trouble qu’il soigne. Il s’octroie l’aide d’un « psy » qu’il fait embaucher dans son service hospitalier. À un deuxième degré, il s’intéresse au contenu psychique de la situation, souhaite la comprendre, mais ne fait pas de recherche personnelle sur les articulations psyché–soma ; il reste très impressionniste, dans la sensation et la surface, comprend sans s’investir en profondeur sur ce que le « psychiste » apporte. Enfin, troisième degré, le pédiatre s’investit lui-même dans un travail analytique qui lui permet dans l’exercice de son « art » de réfléchir à la fois aux troubles qu’il soigne sur un mode global, historique, relationnel, et de se servir de son contre-transfert vis-à-vis du bébé et des parents pour comprendre les processus en cause dans la maladie, le soin et la guérison, les interactions parents–bébés. Ceci nécessite qu’il garde une conscience précise des limites de ses compétences et du cadre de sa consultation, respecte le cadre de travail du psychiste, et reste préoccupé et vigilant concernant les indications et modalités d’envoi et de collaboration. À ces conditions, l’approche analytique de la pédiatrie apporte une précieuse compréhension des phénomènes et des effets thérapeutiques indéniables sur toute la famille.


On remarque que les psychanalystes en pédiatrie ont été introduits, ou admis, d’abord dans les services hospitaliers où la mort est présente : hématologie et cancérologie infantiles, réanimation néonatale et réanimation pédiatrique, puis dans les maternités où coexistent le don de la vie et le risque vital. Ils ont souvent découvert dans ces services qu’ils avaient à aider les soignants dans leur travail autant que les patients et leur famille.



Fondamentaux


Ce troisième degré d’investissement psychanalytique a été mon choix et explique mon parcours qui s’écarte du sillon bien tracé des études de pédiatrie actuelles en France et que j’appellerai une formation de pédiatre psychosomaticien. Une telle formation n’existant pas officiellement, je témoigne d’un trajet personnel. La base de sécurité est constituée par des études de pédiatrie et une expérience clinique riche obtenue durant l’internat et le clinicat. À cela se sont ajoutés un travail de physiologie et de recherche biochimique sur les neuropeptides digestifs et une spécialisation clinique en gastro-entérologie pédiatrique. J’insiste sur le fait que l’ouverture vers le psychique ne peut se construire que sur une base, un préalable de compétences médicales très solides et de compréhension physiopathologique des symptômes et maladies. En effet, parler psychique ou psychosomatique de la part du pédiatre avant d’avoir évalué et expliqué le versant biologique et vital du symptôme est une grave négligence, une non-réponse à la demande parentale qui est vouée à l’échec thérapeutique, avec de surcroît un risque de méconnaissance de la défaillance somatique et de son aggravation possible per se.


Pour sortir du scientisme ambiant, et du clivage psyché–soma, il est nécessaire d’acquérir des connaissances en psychologie périnatale et psychanalytique par des formations complémentaires optionnelles : diplômes inter-universitaires, colloques, sociétés, lectures, séminaires, échanges et ponts avec les sociétés de psychanalyse, travail analytique personnel, groupes Balint, supervision et intervision.


Selon les pays, la psychanalyse peut être intégrée dans les études de pédiatrie (ex. : Argentine). L’histoire de la collaboration psychanalystes–pédiatres est riche en France avec G. Raimbault, F. Dolto, A. Doumic. Hors de l’Hexagone, je citerai certains des illustres médecins, pédiatres et/ou psychanalystes ayant œuvré dans une réflexion globale et ouvert des voies de compréhension du psychisme aux somaticiens, sans volonté d’exhaustivité : D.W. Winnicott, T.H. Brazelton, L. Kreisler, M. Balint, parmi lesquels L. Kreisler, fondateur de la psychosomatique en France, et le célèbre pédiatre–psychanalyste D.W. Winnicott sont les auteurs auxquels je me réfère le plus dans ma réflexion psychosomatique chez le bébé.



La mission


Cette orientation vers la vie et la souffrance psychiques du bébé devient une véritable mission : il s’agit dans mon travail de pédiatre de donner la parole et le droit à l’existence psychique au bébé, et de comprendre les rapports entre expression psychique et expression somatique. Cette démarche s’inscrit contre le scientisme et l’opératoire, la médecine désaffectivée et déshumanisée d’examens systématiques et de pharmacologie. Elle se propose de comprendre le bébé et ses symptômes de façon globale, avec leur dimension interactive et relationnelle, de sentir la part de la pulsion de vie parentale, du soignant, ainsi que celle du bébé dans la santé et la maladie. Ce travail permet de réintroduire du lien, de l’affect et de la parole dans des situations traumatiques originaires, d’appréhender le traumatisme dans ses dimensions physique et psychique, sa composante transgénérationnelle, d’approcher les « fantômes dans la chambre d’enfants » qui ont remplacé les mauvaises fées. Cet abord de la souffrance biopsychique du bébé nous confronte aux possibles résistances parentales, aux effets de la dépression périnatale maternelle ou parentale. L’enjeu est de favoriser l’intégration psychosomatique du bébé, de dénouer les souffrances infantile et parentale, en explorant et en utilisant le potentiel thérapeutique de l’échange infraverbal et verbal avec les parents et le bébé dans la consultation pédiatrique.



Modalités d’intervention dans les différents cadres durant la période périnatale


Le versant psychothérapique du travail pédiatrique peut s’exercer au sein de la consultation pédiatrique (cf. infra) ou dans un travail interdisciplinaire avec les « psychistes » : collaboration directe ou indirecte, supervision ou intervision, consultations conjointes (cothérapies développées actuellement avec S. Missonnier pour des thérapies familiales, motivées par le symptôme d’un enfant).



Durant la grossesse


Durant la grossesse, a fortiori s’il s’agit d’une grossesse à risque somatique ou psychique, le pédiatre a un travail de prévention, d’information. Il aide à l’anticipation et à la représentation, en particulier en cas de pathologie fœtale détectée in utero à l’échographie. Il participe aux staffs anténatals, et peut expliquer en consultation avant la naissance les propositions thérapeutiques et les soins qui seront apportés au nouveau-né, par exemple en cas de déclenchement prématuré de la naissance, en raison d’un arrêt de croissance fœtale, ou en cas d’intervention chirurgicale néonatale à prévoir pour une malformation. Ce travail d’explication nécessite de la part du pédiatre une empathie particulière pour les parents enceints et le bébé virtuel. Il aide les parents à se le représenter psychiquement et physiquement. Il peut faire un lien entre psyché, soma et affects, entre le bébé d’avant la naissance, imaginaire, fantasmatique, virtuel, l’accouchement et le bébé nouveau-né, réel.


On peut imaginer que le pédiatre ait un rôle de préventionanté- ou périnatale qui vise à éviter l’escalade psychosomatique. Dans les séances de préparation à la naissance organisées dans les maternités, des expériences se développent d’entretiens pédiatriques pour la préparation aux soins et aux troubles ou difficultés du bébé nouveau-né « bien portant » : pleurs excessifs, troubles digestifs, allaitement et alimentation au biberon.



En maternité100


Le pédiatre intervient en salle de naissance si la situation le requiert, avec la sage-femme, qui assure seule l’accueil et les soins au bébé en dehors des situations à risque pédiatriques. Il a un rôle d’accompagnement et de prévention psychique qui prend toute sa signification au regard des travaux sur la douleur chez le nouveau-né et de ses connaissances en matière de traumatisme psychique et physique parental et infantile. Le pédiatre de maternité sait qu’il travaille dans une période de grande vulnérabilité psychique parentale et en particulier maternelle, et que les premiers moments de vie aérienne et de mise en présence du bébé et de ses parents, et les mots prononcés resteront gravés et seront des souvenirs d’une importance majeure pouvant avoir un impact développemental pour le bébé et relationnel. Ainsi le pédiatre peut favoriser la douceur et la précaution dans les gestes nécessaires, les entourer de paroles au bébé et aux parents, en expliquant bien à ceux-ci la situation et en les prenant comme interlocuteurs à part entière, tout en respectant leur état émotionnel.


L’examen pédiatrique avant la sortie de la maternité a une place fondatrice de « présentation » et ne doit pas être bâclé ou banalisé sous prétexte que tout le monde se porte bien.


L’examen physique va « estampiller » le bébé comme normal ou être le moment où le pédiatre doit annoncer les anomalies qu’il découvre, les expliquer avec le programme de soins proposé.


Cette présentation n’est pas que physique mais aussi descriptive et interactive, pour aider les parents à découvrir leur enfant comme sujet dans sa singularité, doué de compétences, de capacités et de besoins de communication, et de manifestations d’émotions. Cet entretien prolongé peut participer à l’harmonisation des interactions, à l’accordage, en donnant leur place aux deux parents (dans certains cas, le soignant peut être un support identificatoire). Le pédiatre peut sentir les difficultés, la déception, l’angoisse, un conflit d’ambivalence, le traumatisme de la naissance. Il peut parler du traumatisme chez les parents et le bébé, et ce travail peut avoir des vertus préventives sur les troubles de l’interaction. Mentionnons ici l’échelle de Brazelton, méthode d’observation du nouveau-né et de ses capacités en interaction avec le clinicien et les parents, qui est un outil de prévention et de rencontre très riche pour le pédiatre de maternité qui en acquiert la formation (voir l’ouvrage qui lui est consacré par D. Candilis-Huisman, 2011).



Le soin néonatal


Le développement d’unités kangourou a permis que le bébé soit hospitalisé dans le service de maternité près de sa mère et que le lien mère–bébé soit maintenu même lorsque le bébé, prématuré ou à terme mais malade, a besoin de soins hospitaliers pédiatriques, en dehors de la réanimation.


Les soins du développement (ou NIDCAP : newborn individualized developmental care and assessment program), issus outre-Atlantique des travaux du pédiatre H. Als, il y a deux décennies, apparaissent dans certains services de néonatalogie en France, dont celui de Brest a été le pionnier. Cette technique de prise en charge pédiatrique demande beaucoup de travail et d’adaptation de la part des équipes pédiatrique et infirmière, mais constitue une révolution dans le soin néonatal. Le principe repose sur l’observation du bébé prématuré ou à terme malade dans sa singularité, et l’adaptation des soins de façon individualisée. L’observation est systématisée, on évalue :



Des interactions appropriées et individualisées sont prodiguées. Le but (Als, Gilkerson, 1997) est de diminuer le stress le plus possible, ce qui se traduit par une diminution des besoins en sédatifs et antalgiques, de favoriser le développement neurophysiologique et interactif du bébé et les liens parents–bébé–soignants sur mesure, afin de diminuer les séquelles neuro-affectives de la prématurité et de l’hospitalisation précoce (pour une synthèse, lire Martel et Millette, 2006).




Un exemple emblématique : la consultation de gastro-pédiatrie psychosomatique précoce ou comment tricoter pédiatrie et psychanalyse dans le soin périnatal


Je développerai, issue de mon expérience quotidienne, la façon dont je tente de comprendre et d’aider le bébé en souffrance dans une consultation pédiatrique psychosomatique précoce.


Si l’on revient à la description des troubles fonctionnels du bébé et aux hypothèses concernant son développement psychosomatique, il n’est nul doute qu’une simple et rapide consultation pédiatrique sera insuffisante. Sur les bases de compréhension du symptôme et de la situation que j’ai proposées, se construit une consultation qui n’est ni une consultation thérapeutique « selon D.W. Winnicott », ni une consultation de L. Kreisler, mais une alchimie personnelle, une affaire de traduction et de mise en lien dont les leviers psychothérapiques ne passent pas forcément par le langage mais par l’association au travail médical de l’empathie, la contenance et la réflexion transféro-contre-transférentielle. C’est une pratique issue d’une triple référence à la clinique pédiatrique, à la physiologie digestive et aux troubles psychosomatiques selon L. Kreisler et D.W. Winnicott dont nous avons vu les préconceptions dans le chapitre 4 sur le développement psychosomatique du fœtus/bébé.


Nous allons laisser se dérouler une consultation, puis en décrire les étapes et les temps, et analyserons parmi ses leviers thérapeutiques plus particulièrement ceux qui sont directement issus de la collaboration et des références psychanalytiques. Certains leviers ne sont pas illustrés par ce cas clinique qui est forcément réducteur.



Situation clinique


Arthur, âgé de 2 mois et 10 jours, vient me voir pour un RGO important et des pleurs.


Arrive un bébé qui hurle avec ses deux parents, une maman d’un certain âge, épuisée, tendue, au bord de l’effondrement, agitée, ne regardant pas son bébé qu’elle porte comme un paquet. Le papa est un peu plus jeune, initialement placide, compréhensif envers sa femme (pas envers le bébé qui semble en grande souffrance). Ils me racontent l’histoire. Depuis sa naissance, Arthur hurle jour et nuit, ne dort pas plus de 20 minutes d’affilée. Il régurgite un liquide transparent, a une rhinite (attribuée à l’acide). Il grossit bien. Il a eu depuis la naissance un lait HA (hypoallergénique), puis du Modilac® confort, a été traité par Inexium® (antisécrétoire acide), lait AR (antirégurgitations) puis digest, Débridat® (antispasmodique), Pelargon® (lait acidifié), Gaviscon® (pansement gastrique antireflux). Puis dans un deuxième temps, avant que je ne le voie, il a été mis sous Néocate® (préparation de protéines hydrolysées non allergéniques), Inexium®, Gaviscon®, Biogaïa® (probiotiques), Magic-mix® (épaississant à base d’amidon). Rien n’y fait… Il a six repas, parfois il s’arrête à 40 mL et a des gaz, parfois il finit le biberon de 120 mL. Il a zéro à trois selles par jour « horribles » sous Néocate®, la maman me donne beaucoup de descriptions de la consistance, la couleur, l’odeur. « C’est une infection ! » précise-t-elle. « C’est un gueulard, tu pues, je t’aime quand même » dit la mère. « Moi, je n’en peux plus, il faut que ça s’arrête » dit le père.


Pour la mère c’est son quatrième enfant, donc « elle sait y faire », aucun n’a eu ce type de pleurs ; pour le père, c’est son premier enfant. La grossesse s’est déroulée sans problème, en dehors d’un diabète à la fin. Arthur est né au terme de 37 semaines et 6 jours par césarienne en urgence pour souffrance fœtale, pesant 2 800 g, avec une taille de 49,5 cm, et un périmètre crânien de 34 cm.


J’observe le bébé qui hurle par accès dans les bras de sa mère. Elle est exaspérée, m’explique que ce RGO est très sévère et douloureux, qu’ils n’en peuvent plus : il faut trouver une solution rapidement. Ils sont plus que pressants, agressifs. J’examine le bébé : à 2 mois 10 jours, il mesure 56 cm, pèse 4 860 g et a un périmètre crânien de 39 cm, l’examen somatique est normal. La maman me dit « il a toujours les poings fermés », et il est effectivement très tendu, se met à pleurer à brûle-pourpoint. Pour son âge, il a un très mauvais contact oculaire, est dans sa souffrance, hyper-réactif, mais il peut parfois s’arrêter et sourire presque un peu trop. Je suis mal à l’aise, d’autant que je les ai ajoutés en urgence entre deux consultations et que je sens que je dois leur consacrer du temps… Lorsque j’observe ce bébé, je pense aux bébés qui naissent « étonnés » après une SFA, et aussi qu’il pourrait avoir mal à la tête ; il a un cri presque « neurologique » et s’il n’avait pas 2 mois et demi et ne se calmait pas par moments je lui ferais faire une échographie transfontanellaire (pour rechercher une lésion anoxique intracrânienne). Je demande quelques précisions sur la naissance. Le carnet de santé ne précise pas l’Apgar à 1 mn, il est coté 8 à 5 mn. Les parents me disent que leur pédiatre leur a parlé de « né mort » (en fait, de naissance en état de mort apparente).


J’explique que les pleurs d’Arthur ne me semblent pas être que des pleurs de reflux douloureux mais aussi des pleurs de tension, d’agitation comme quelque chose de post-traumatique où il se perd, se désorganise, avec une grande détresse. La mère est de plus en plus en colère : « On ne cesse de nous parler de RGO et de coliques et vous allez nous trouver une troisième chose, maintenant c’est le traumatisme ! » À un moment, pendant que j’examine le bébé, je me tourne légèrement vers elle et lui dis : « Vous avez eu très peur ? – Oui, dit-elle. – Vous avez cru qu’il allait mourir ? – C’était l’horreur, il avait le cordon autour du cou, on ne me l’a pas donné avant un bon moment. » Elle s’apaise un peu, avec des larmes dans les yeux. Le père indique : « Moi je n’ai pas eu peur, j’ai vu qu’on s’affairait et c’est après coup que j’ai réalisé qu’il avait été en danger. » On ne leur a rien expliqué, ils sont sortis à J3, avec la mention sur le carnet de santé « examen neurologique normal », et un dosage d’acide lactique (recherche de signes d’anoxie). J’explique aux parents ce qu’est un traumatisme. Par exemple, lorsque l’on manque passer sous une voiture on est traumatisé, pourquoi pas les bébés ? Le père est incrédule, la mère en colère : « oui, elle a été traumatisée » me dit-elle, « moi, pas du tout » me dit-il. « Je vous sens très en colère, Monsieur, il faut accepter l’idée que les bébés ce n’est pas simple et pas cartésien. – La médecine non plus me rétorque-t-il. » Il est déjà en train de sortir sa carte Vitale pour payer et partir.


J’explique la complexité de la situation : « Alors ce n’est pas le RGO ? demande la mère. – Je n’ai jamais dit qu’il n’avait pas de RGO douloureux. » J’hésite et propose une fibroscopie dans 5 jours pour faire le point car je me méfie d’une surprise comme une candidose ou autre lésion douloureuse. La mère rediscute : « Mais le Dr X nous a dit que c’était intrusif. – Oui, mais si je lui explique bien, si je lui donne un gel anesthésiant, cela peut bien se passer. »


Je change son traitement antisécrétoire, laisse le même lait. Pendant la fin de la consultation, la mère arrive à calmer un peu Arthur et plaisante avec lui en le chatouillant avec une compétence certaine mais discontinue, un peu décalée, un rire un peu forcé.


Cinq jours après, les deux parents viennent avec Arthur pour la fibroscopie, et sont plus détendus et touchants : « Vous allez nous le rendre, ne pas lui faire de mal ? » Pour la fibroscopie, je prends le bébé quelques minutes des bras de ses parents pour l’emmener au bloc, je fais l’examen avec les infirmières puis viens le rendre à ses parents. La durée totale est de 5 minutes. Le bébé observe, rit dans les bras des infirmières, pleure très peu lors de l’examen et s’apaise dans mes bras ; l’examen montre un cardia un peu béant et un bas œsophage congestif. Je le revois avec ses parents, après le biberon. Je dis que l’examen s’est bien passé, parle de sa convivialité avec les infirmières (« Il aime les femmes comme son père ! » me dit la mère), et j’explique, schéma à l’appui, qu’il n’y a pas de surprise mais des signes indirects de RGO. Je promets des modifications diététiques (compotes tout de suite et plus tard laitages). Les parents ont évolué, conviennent que le RGO va mieux et décrivent maintenant plutôt des coliques, avec des selles horribles nauséabondes sur lesquelles plaisante la mère. Ils ne comprennent pas pourquoi il a été très mal, hurlant 24 h après ma dernière consultation, puis deux jours de calme et de bonheur complets…


Je redis à la mère qu’un bébé qui pleure tout le temps, c’est terrible pour la maman lorsqu’elle est seule durant la journée, c’est épuisant, ça met en colère et c’est déprimant. Le père répond : « Oui, elle est déprimée, mais elle va déjà un peu mieux. – Il vous faudrait un long congé de paternité, lui dis-je. – J’aurais bien aimé être père au foyer mais il faut gagner des sous. » Je propose à la maman de la revoir avec son bébé en consultation une semaine plus tard sans son mari qui doit travailler, rendez-vous qu’elle accepte très volontiers. Elle me dit de façon « anecdotique » que son médecin lui a prescrit un antidépresseur, et qu’elle a débuté une psychothérapie.


Lors de la troisième entrevue, ils reviennent en fait tous les deux avec le bébé qui est plus rose, souriant dans la salle d’attente. La maman est comme le bébé, labile, au début sourit en me regardant puis prend un faciès très souffrant, froncé, mais globalement les parents sont beaucoup plus calmes. Le bébé va mieux, a dormi 8 h la nuit dernière, la mère s’en inquiète. Il a maintenant des selles très liquides à chaque repas qui débordent des couches (« Vas-y, montre-lui ce que tu sais faire ! » propose-t-elle au bébé pendant que je l’examine) et elle s’inquiète de son poids et de son état nutritionnel. L’examen est parfait, la prise de poids très satisfaisante. Le bébé a encore des accès de pleurs très brefs plus faciles à consoler. J’arrive à entrer en contact avec lui, je le masse, il se détend et sourit quelques instants, avant que sa mère ne reprenne sa sollicitation anxieuse et tendue… en me racontant qu’elle est « cassée », elle ne pensait pas que cela pouvait être si dur, son médecin lui a prescrit un anxiolytique. Elle reconnaît qu’elle est déprimée et qu’elle ne supporte pas une seconde de pleurs d’Arthur, cela lui rappelle les premiers mois et elle a peur que « ça reparte pareil ». Il a encore vomi hier après-midi. Elle ne peut rester seule avec lui, parle de crises d’angoisse et d’accès de panique. Elle me parle de ses trois enfants et de leurs problèmes de santé survenus secondairement (pathologies chroniques préoccupantes). Le père paraît rassurant, il essaie de travailler un peu à domicile. Ils ont revu l’obstétricien, n’ont pas pu éclaircir ce qu’il s’est réellement passé à la naissance. À ses dires « Oui c’était une SFA, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de mort apparente, il serait allé en réanimation… Il n’y a rien eu de particulier, sinon une circulaire du cordon et une anoxie, regardez mon ordinateur, je ne vous mens pas. » Je leur dis « on ne saura jamais », puis leur suggère en souriant de se raconter un peu : « Comment étiez-vous bébé ? – J’étais un bébé très emmerdant qui pleure beaucoup, un caractère difficile, dit le père. – Et vous, madame ? – Moi, je ne voulais pas manger et je gueulais tout le temps. » Elle traite son bébé de gueulard, de « chialot » et de sale caractère, puis rit un peu trop fort. Je parle de la régulation émotionnelle du bébé (qui ressemble à celle de sa mère), car ce jour il n’y a eu durant la consultation aucune douleur digestive. La maman me parle de l’absence d’écoute de la pédiatre qui a dit « il pleure, ça passera à 3 mois, et le RGO à 1 an », et de l’obstétricien…


Ils partent avec une prescription de compotes et petits-suisses, et reviennent 15 jours plus tard.


La colère du père est palpable envers son bébé, son regard furieux, mais il la nie. « C’est mon fils, je l’adore, c’est la prunelle de mes yeux, mais c’est atroce de ne pas dormir 4 mois de suite, il faut que ça cesse. » Ils prennent un autre avis pédiatrique. « C’est un ponte » me dit le père ironiquement, mais ils n’appliquent pas ses prescriptions, sentant qu’elles sont un peu excessives et dogmatiques sur le plan somatique, et ne satisfont pas leur ambivalence. « Il a quand même dit qu’on avait un bébé compliqué » ajoute-t-il.


Il s’ensuit un enchaînement de symptômes de la part du bébé, somme toute assez banals, et d’appels désespérés et angoissés de la mère demandant une consultation rapide, ou se présentant aux urgences tard le soir, toutes les deux semaines environ ; une fois il a vomi, une fois il a pleuré. Ils arrivent à être vus rapidement, repartent avec quelques conseils thérapeutiques et d’apaisement, ne donnent pas de nouvelles et disparaissent jusqu’à l’épisode suivant. Puis Arthur développe une symptomatologie de colite avec douleurs postprandiales, selles glaireuses liquides, qui m’obligent à faire un examen local pour éliminer une inflammation (coloscopie partielle normale macroscopiquement et histologiquement). Après cet examen, le père déclare : « Bon, mais maintenant, on a fait le tour, vous ne pouvez plus rien pour nous. Il n’a rien, et ce n’est plus la peine qu’on revienne. » Je lui parle de front de sa colère, et la mère est contente que ma prise en charge ne s’arrête pas à l’aspect strictement organique. J’aborde à nouveau avec les parents le versant psychologique des pleurs d’Arthur, et leur parle d’aide psychothérapique. Le père me répond : « Un psy, n’importe quoi, je n’y suis jamais allé pour moi, alors je ne vais pas commencer pour ça maintenant. » Plus tard, pendant les vacances d’été, ils m’appellent de leur lieu de vacances sur mon téléphone portable : les pleurs sont incessants, toute la famille trouve la situation très anormale. Les parents demandent une mise en observation dans un hôpital proche, ce que nous avions déjà évoqué ensemble. Ce qui inquiète la mère concernant l’hospitalisation, c’est qu’on risque de les séparer quelque temps, ou toute la nuit, elle et son bébé : « Il sera perdu sans moi ! – Il a presque 6 mois et peut commencer à apprendre la séparation, lui réponds-je. Et vous, vous avez le droit de vous reposer un peu ? – Ça c’est une autre affaire me dit-elle. », comme si elle était toujours au-dessus de toute ressource thérapeutique. Elle continue sa prise en charge psychothérapique, doit reprendre le travail prochainement. Arthur a 6 mois, mais « la nounou n’en voudra jamais d’un bébé qui pleure tant, avec tous ses problèmes… » Et puis, quelques jours plus tard, elle me dit qu’il va bien et qu’il ne reste plus que « quelques mauvaises habitudes à perdre », me remercie chaleureusement de ma patience… L’histoire et le suivi continuent encore longtemps…


Dans la situation d’Arthur, la présentation clinique est indiscutablement une histoire de RGO et coliques, et d’angoisses archaïques. Elle montre l’importance de l’observation des pleurs et des symptômes du bébé, et de la tonalité des interactions. Il y a eu pour moi un moment de compréhension et de partage émotionnel autour du traumatisme de la naissance avec le bébé et la maman, une ouverture pour le père laissant surgir sa colère et son exaspération, alors qu’il montre en consultation une tendresse apparente pour sa femme, une adoration « suspecte » de son bébé qui cache en fait un conflit d’ambivalence ; il est soucieux de ses douleurs, mais reconnaît peu son existence sinon dans son caractère exaspérant. Il essaie de contrôler la situation, le tient alternativement comme un bébé qui a mal, et comme un objet étrange incompréhensible, qui le mine d’insomnie. Du côté de la mère, la souffrance dépressive est manifeste avec une grande labilité, une fusion des émotions avec son bébé et des projections très intrusives ; la séparation est inenvisageable. J’ai pu faire exprimer et canaliser la colère des parents contre le monde médical, parler du tempérament et du psychisme du bébé, le libérer un peu de la dépression maternelle, pas encore de la colère paternelle ? Ils sont discontinus, ambivalents quant à ma prise en charge, avec un refus de la confiance et probablement de la dépendance, une honte de la situation ? Je suis restée discrète sur le reste de la situation familiale, sur la souffrance de la mère vis-à-vis de ses autres enfants, sur les conditions de construction de ce couple, ce qui ne m’a pas empêchée d’imaginer de possibles scénarios. Des examens ont été nécessaires sur le plan somatique pour essayer de débrouiller les phénomènes douloureux, avec par moment une hésitation médicale : ils arrivent à me faire douter dans les deux sens de la composante somatique, de la sévérité du trouble de l’humeur et du lien chez le bébé. J’ai fait là un travail de contenance, de présence, de disponibilité. J’ai servi de réceptacle des projections négatives, pas encore des difficultés du couple ? Peut-être pourrai-je plus tard les amener vers une prise en charge mère ou parents–bébé, et l’accepteront-ils ?

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 15: Le pédiatre… psychosomaticien

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