Chapitre 15 Le pédiatre… psychosomaticien
Pourquoi la présence d’un pédiatre dans un manuel de psychologie clinique périnatale ? Quels sont sa place, ses registres d’intervention ?
Le pédiatre est censé assurer la santé du bébé ; c’est le « spécialiste des maladies infantiles » indique Le petit Robert, définition laconique dans laquelle rien n’est dit sur la santé psychique du bébé. Le pédiatre est aussi le spécialiste du développement physiologique, ontogénétique de l’enfant, avec le généticien, l’obstétricien et la sage-femme, de l’embryon au fœtus, bébé prématuré et enfant à terme jusqu’à l’adolescent… Il s’occupe donc également de l’enfant sain dans son développement, et pas seulement de la maladie, a un rôle de prévention, de conseil, assure les « examens systématiques ». Qu’en est-il du développement psychique, et du développement psychosomatique du bébé ?
La pédiatrie à l’université
Oubliant les anciens et la tradition humaniste de la médecine, particulièrement de la pédiatrie française, la pédiatrie a tendance, comme d’autres spécialités, à glisser depuis quelques décennies vers une médecine d’organe, de sur-spécialité, exclusivement biologique, confinant parfois au scientisme, en laissant aux psychologues et pédopsychiatres l’exclusivité de la réflexion psychosomatique. La formation à la psycho(patho)logie est peu représentée dans les études et les manuels de pédiatrie. L’internat ou examen classant n’a pas de questions se référant à la psychopathologie périnatale, en dehors de la dépression du post-partum. Les livres de pédiatrie ne consacrent que quelques lignes à l’aspect psychologique des troubles, tout au plus comme conséquence du trouble somatique. On sait qu’actuellement en France les carrières hospitalo-universitaires et l’enseignement reposent plus sur des travaux de recherche fondamentale et pharmacologique que sur la réflexion humaniste et les sciences humaines, psychologie, psychanalyse, sociologie, anthropologie.
Les insuffisances et le credo
Les insuffisances et les risques d’une médecine exclusivement somatique et instrumentale ne peuvent qu’être l’objet d’une prise de conscience et d’une réflexion chez l’apprenti pédiatre – ou pédiatre confirmé – s’il n’est pas dans le déni ou le refoulement de ses émotions, de son ressenti et de son humanité. La question éthique se complique en pédiatrie du fait que l’information et le consentement éclairé, dans les textes, ne s’adressent qu’aux parents et pas au patient mineur. Ceci est naturel chez le bébé infans qui ne peut parler (Séguret, 2004). Il revient donc au pédiatre dans ses propositions aux parents et à l’enfant de veiller à la « bientraitance » de son patient, dans sa dimension physique et psychique, tout en lui assurant les meilleurs soins possibles. Il n’est pas rare dans ma consultation de constater que les parents souhaitent que je fasse des examens même intrusifs pour être rassurés sur l’état de santé de leur bébé… qui se plaint de troubles fonctionnels plus ou moins sévères : « faites-lui une fibroscopie ou ne pouvez-vous pas lui faire un scanner pour vérifier qu’il n’a pas une malformation, qu’on ne passe pas à côté de quelque chose ? »
Notre credo est que l’enfant, a fortiori le bébé, ne peut être soigné et compris par un abord qui cliverait psyché et soma dans un dualisme étanche et ne s’intéresserait qu’à un des deux versants. Psyché et soma sont totalement liés, intriqués (« intégrés » dit D.W. Winnicott) et souffrance physique et souffrance psychique sont indissociables chez le bébé. Une maladie du corps s’accompagne d’une souffrance psychique même si elle est muette, et une souffrance psychique et relationnelle a une expression ou des répercussions somatiques (ex. : anorexie dépressive, insomnie). Nous adhérons totalement à la dénomination de « psyché-soma » chez D.W. Winnicott, de « psycho-corps fœtal » chez J. McDougall. De plus, le bébé ne peut être soigné seul mais dans son environnement tant est grande sa dépendance « systémique » et interactive.
La collaboration pédiatre–psychanalyste
Nous souhaitons témoigner dans ce manuel de la richesse de la collaboration pédiatre–psychanalyste auprès du bébé qui n’a pas encore le langage et de sa famille, dans la clinique des origines et du développement. La présence dans ce manuel d’une pédiatre vient concrétiser le fait que, si la réflexion du psychanalyste est une aide très enrichissante pour le pédiatre dans son travail pour la compréhension des situations, à l’inverse l’apport des données du corps, qui aident à déchiffrer, traduire les expressions somatiques et comprendre les inscriptions corporelles et leurs effets sur le développement de l’enfant, est non moins utile pour le psychanalyste.
Notre boussole est résolument psychanalytique. Comprendre ou approcher les mouvements psychiques naissants du bébé, qui n’a pas de langage verbal mais le langage du corps, nécessite de lui prêter notre appareil à ressentir, penser et métaphoriser les sensations. À ce titre, les outils sont l’observation du bébé, l’émotion, l’association libre, l’empathie métaphorisante, l’énaction (décrites par S. Lebovici), la réflexion contre-transférentielle et la narrativité. L’objectif est de comprendre le jeu des projections, identifications, fantasmes, conflits inconscients parentaux sans verser dans l’affirmation d’une interprétation sauvage, mais en tentant des hypothèses interprétatives. Cette clinique des origines se situe souvent en deçà de la parole pour les parents aussi, et sollicite chez le soignant le travail de la rêverie (sa « capacité de rêverie », cf. infra).
On remarque que les psychanalystes en pédiatrie ont été introduits, ou admis, d’abord dans les services hospitaliers où la mort est présente : hématologie et cancérologie infantiles, réanimation néonatale et réanimation pédiatrique, puis dans les maternités où coexistent le don de la vie et le risque vital. Ils ont souvent découvert dans ces services qu’ils avaient à aider les soignants dans leur travail autant que les patients et leur famille.
Fondamentaux
Ce troisième degré d’investissement psychanalytique a été mon choix et explique mon parcours qui s’écarte du sillon bien tracé des études de pédiatrie actuelles en France et que j’appellerai une formation de pédiatre psychosomaticien. Une telle formation n’existant pas officiellement, je témoigne d’un trajet personnel. La base de sécurité est constituée par des études de pédiatrie et une expérience clinique riche obtenue durant l’internat et le clinicat. À cela se sont ajoutés un travail de physiologie et de recherche biochimique sur les neuropeptides digestifs et une spécialisation clinique en gastro-entérologie pédiatrique. J’insiste sur le fait que l’ouverture vers le psychique ne peut se construire que sur une base, un préalable de compétences médicales très solides et de compréhension physiopathologique des symptômes et maladies. En effet, parler psychique ou psychosomatique de la part du pédiatre avant d’avoir évalué et expliqué le versant biologique et vital du symptôme est une grave négligence, une non-réponse à la demande parentale qui est vouée à l’échec thérapeutique, avec de surcroît un risque de méconnaissance de la défaillance somatique et de son aggravation possible per se.
Pour sortir du scientisme ambiant, et du clivage psyché–soma, il est nécessaire d’acquérir des connaissances en psychologie périnatale et psychanalytique par des formations complémentaires optionnelles : diplômes inter-universitaires, colloques, sociétés, lectures, séminaires, échanges et ponts avec les sociétés de psychanalyse, travail analytique personnel, groupes Balint, supervision et intervision.
La mission
Cette orientation vers la vie et la souffrance psychiques du bébé devient une véritable mission : il s’agit dans mon travail de pédiatre de donner la parole et le droit à l’existence psychique au bébé, et de comprendre les rapports entre expression psychique et expression somatique. Cette démarche s’inscrit contre le scientisme et l’opératoire, la médecine désaffectivée et déshumanisée d’examens systématiques et de pharmacologie. Elle se propose de comprendre le bébé et ses symptômes de façon globale, avec leur dimension interactive et relationnelle, de sentir la part de la pulsion de vie parentale, du soignant, ainsi que celle du bébé dans la santé et la maladie. Ce travail permet de réintroduire du lien, de l’affect et de la parole dans des situations traumatiques originaires, d’appréhender le traumatisme dans ses dimensions physique et psychique, sa composante transgénérationnelle, d’approcher les « fantômes dans la chambre d’enfants » qui ont remplacé les mauvaises fées. Cet abord de la souffrance biopsychique du bébé nous confronte aux possibles résistances parentales, aux effets de la dépression périnatale maternelle ou parentale. L’enjeu est de favoriser l’intégration psychosomatique du bébé, de dénouer les souffrances infantile et parentale, en explorant et en utilisant le potentiel thérapeutique de l’échange infraverbal et verbal avec les parents et le bébé dans la consultation pédiatrique.
Modalités d’intervention dans les différents cadres durant la période périnatale
Le versant psychothérapique du travail pédiatrique peut s’exercer au sein de la consultation pédiatrique (cf. infra) ou dans un travail interdisciplinaire avec les « psychistes » : collaboration directe ou indirecte, supervision ou intervision, consultations conjointes (cothérapies développées actuellement avec S. Missonnier pour des thérapies familiales, motivées par le symptôme d’un enfant).
Durant la grossesse
On peut imaginer que le pédiatre ait un rôle de préventionanté- ou périnatale qui vise à éviter l’escalade psychosomatique. Dans les séances de préparation à la naissance organisées dans les maternités, des expériences se développent d’entretiens pédiatriques pour la préparation aux soins et aux troubles ou difficultés du bébé nouveau-né « bien portant » : pleurs excessifs, troubles digestifs, allaitement et alimentation au biberon.
En maternité100
Cette présentation n’est pas que physique mais aussi descriptive et interactive, pour aider les parents à découvrir leur enfant comme sujet dans sa singularité, doué de compétences, de capacités et de besoins de communication, et de manifestations d’émotions. Cet entretien prolongé peut participer à l’harmonisation des interactions, à l’accordage, en donnant leur place aux deux parents (dans certains cas, le soignant peut être un support identificatoire). Le pédiatre peut sentir les difficultés, la déception, l’angoisse, un conflit d’ambivalence, le traumatisme de la naissance. Il peut parler du traumatisme chez les parents et le bébé, et ce travail peut avoir des vertus préventives sur les troubles de l’interaction. Mentionnons ici l’échelle de Brazelton, méthode d’observation du nouveau-né et de ses capacités en interaction avec le clinicien et les parents, qui est un outil de prévention et de rencontre très riche pour le pédiatre de maternité qui en acquiert la formation (voir l’ouvrage qui lui est consacré par D. Candilis-Huisman, 2011).
Le soin néonatal
Le développement d’unités kangourou a permis que le bébé soit hospitalisé dans le service de maternité près de sa mère et que le lien mère–bébé soit maintenu même lorsque le bébé, prématuré ou à terme mais malade, a besoin de soins hospitaliers pédiatriques, en dehors de la réanimation.
Les soins du développement (ou NIDCAP : newborn individualized developmental care and assessment program), issus outre-Atlantique des travaux du pédiatre H. Als, il y a deux décennies, apparaissent dans certains services de néonatalogie en France, dont celui de Brest a été le pionnier. Cette technique de prise en charge pédiatrique demande beaucoup de travail et d’adaptation de la part des équipes pédiatrique et infirmière, mais constitue une révolution dans le soin néonatal. Le principe repose sur l’observation du bébé prématuré ou à terme malade dans sa singularité, et l’adaptation des soins de façon individualisée. L’observation est systématisée, on évalue :
• le comportement du bébé (niveau de développement sensoriel, de réactivité, son tempérament, son appétit pour l’échange), celui-ci devenant collaborateur actif des soins et du programme qui est proposé ;
• les possibilités de lien et de participation réparatrice des parents.
Des interactions appropriées et individualisées sont prodiguées. Le but (Als, Gilkerson, 1997) est de diminuer le stress le plus possible, ce qui se traduit par une diminution des besoins en sédatifs et antalgiques, de favoriser le développement neurophysiologique et interactif du bébé et les liens parents–bébé–soignants sur mesure, afin de diminuer les séquelles neuro-affectives de la prématurité et de l’hospitalisation précoce (pour une synthèse, lire Martel et Millette, 2006).
Un exemple emblématique : la consultation de gastro-pédiatrie psychosomatique précoce ou comment tricoter pédiatrie et psychanalyse dans le soin périnatal
Je développerai, issue de mon expérience quotidienne, la façon dont je tente de comprendre et d’aider le bébé en souffrance dans une consultation pédiatrique psychosomatique précoce.
Si l’on revient à la description des troubles fonctionnels du bébé et aux hypothèses concernant son développement psychosomatique, il n’est nul doute qu’une simple et rapide consultation pédiatrique sera insuffisante. Sur les bases de compréhension du symptôme et de la situation que j’ai proposées, se construit une consultation qui n’est ni une consultation thérapeutique « selon D.W. Winnicott », ni une consultation de L. Kreisler, mais une alchimie personnelle, une affaire de traduction et de mise en lien dont les leviers psychothérapiques ne passent pas forcément par le langage mais par l’association au travail médical de l’empathie, la contenance et la réflexion transféro-contre-transférentielle. C’est une pratique issue d’une triple référence à la clinique pédiatrique, à la physiologie digestive et aux troubles psychosomatiques selon L. Kreisler et D.W. Winnicott dont nous avons vu les préconceptions dans le chapitre 4 sur le développement psychosomatique du fœtus/bébé.