15. Intimité et secrets

Chapitre 15. Intimité et secrets


IntimitéDans notre société d’aujourd’hui, pas un jour sans que la transparence ne soit prônée comme idéal, un idéal de la transparence totale. Mais comment la transparence, le «tout dire» et le «tout montrer» sont-ils devenus l’aune à laquelle se mesure la qualité d’une parole, d’une information? Quel serait le sens de tout dire au public (surtout à la télévision ou la radio), à ses amis, aux enfants, aux médecins quitte à sacrifier son intimité? Pourquoi cette quête incessante du Réel?

Ce fantasme de la toute transparence (où il serait possible de tout voir et tout dire), est associé au droit de savoir, de tout savoir… de tout connaître. Depuis le séquençage du génome humain jusqu’à la feuille d’imposition de son voisin ou de telle personnalité, autant chez nos gouvernants que dans l’information quotidienne. Cette évolution sociétale et la valorisation extrême de la subjectivité et de l’intime ne sont pas sans effet sur le développement de l’enfant et de l’adolescent, et particulièrement sur les processus de subjectivation, sur l’intégration des limites de soi et du non-soi, des contenants de pensée et sur la mise en place des pare-excitations.


Éléments de psychopathologie



L’intimité est un besoin…


… à tout âge, et particulièrement à l’adolescence. Il est d’une grande importance de ménager l’espace privé, de conserver un lieu à soi, de ne pas surexposer l’intime. Le journal intime en est une illustration. Le découvrir et le lire sans l’autorisation de son auteur est une intrusion, une violation qu’une mère payera cher si sa fille s’en aperçoit.

Un autre versant de l’intimité est celui qui touche au corps. En effet, l’intimité renvoie de façon quasi incontournable à une première intimité, celle du corps; intimité corporelle elle-même liée aux modes culturelles, aux traditions et rituels sociaux, aux systèmes éducatifs. L’intimité corporelle n’est pas innée; elle se construit. Elle est liée de façon indissoluble à la capacité de chaque individu à investir son corps comme sien, différencié, individualisé, séparé du corps de l’autre. C’est donc toute la construction identitaire qui est contenue dans cette réflexion autour de la notion d’intime. Chez l’enfant, cette intimité peut s’illustrer par l’apparition de la pudeur. La pudeur est la conséquence de la reconnaissance et de la représentation de soi et de son corps; c’est avoir le souci de soi et des autres. La pudeur, c’est la possibilité de reconnaître son intime et l’intime de l’autre; c’est donc opérer des limites, des espaces différenciés. La transparence totale remet en cause ces limites structurantes.

Cette toute-transparence est source de danger et de confusion. Et d’un point de vue psychologique, lorsque toute limite est supprimée, alors tout est dans tout, ce qui va à l’encontre de la différenciation, à l’opposé de l’individuation, au contraire de la subjectivation.

Mais peut-on tout voir? Tout montrer? Tout dire? Tout doit-il être su? La transparence est-elle une garantie d’authenticité et d’honnêteté?

Pour le sujet lui-même, la transparence totale n’existe pas; il existe toujours une part d’ombre, d’indicible, de surprise, de secret… Ce secret est la conséquence même du langage et du fait qu’«on parle» : le secret est tributaire de la parole. Au point que l’on s’échappe à soi-même; au point que l’on ne sait pas ce que l’on dit. La dimension du langage génère cette dimension du secret; «tout dire» est impossible (Lacan). Un signifiant maître reste toujours ce signifiant clé dont on ne sait quelle porte il permet d’ouvrir : meurtre, maternité, maîtresse, enfant mort, prison, tombe… sont des signifiants clés, signifiants qui exercent leurs effets lorsqu’ils rentrent en résonance avec l’un de ces fameux «secrets de famille». Exclus du discours, ils cherchent évidemment à y faire retour, sous une forme ou sous une autre. Il n’y a pas mieux qu’un lapsus pour nous révéler, nous dévoiler… parfois nous trahir!

Ainsi, nous avons nos secrets sur nous-mêmes, que nous ignorons et dont nous n’avons pas conscience. Ce sont les secrets de nos secrets les plus intimes.


Pas d’enfance sans secret!


Chacun ne se constitue que sur la possibilité du secret. La découverte qu’on peut mentir est essentielle à l’enfant. Il découvre que ses parents ne peuvent pas lire ses pensées et il conçoit d’avoir une vie psychique à lui. Pour Freud (1914), le premier mensonge est le premier secret de l’enfant. Il témoigne de sa capacité à s’individualiser, à se «séparer» de la pensée parentale. Créer des pensées qu’il est le seul à connaître, à l’abri de la pensée d’autrui. C’est l’un des paradoxes de la pensée : «il est nécessaire de cacher ses pensées à autrui pour aller à la découverte des siennes propres, pour construire son Soi. Dans un deuxième temps seulement, l’enfant pourra ne pas s’en cacher» (Lévy-Soussan, 2006).

Puis, à partir de six ou sept ans, l’enfant commence à afficher sur la porte de sa chambre des panonceaux mentionnant : «Défense d’entrer» ou bien encore «Interdit», avec toutes les fautes d’orthographe qui vont avec! Puis viennent les messes basses et les confidences, les cachotteries et les journaux intimes, les blogs… Nous sommes tous concernés; nous avons tous nos (petits) secrets et c’est plutôt le fait de ne pas avoir de secret qui fait problème. Cette activité de pensée relève de l’intime et fait l’humain.

Autrement dit, «se préserver le droit et la possibilité de créer des pensées, et plus simplement de penser, exige que l’on s’arroge celui de choisir les pensées que l’on communique et celles que l’on garde secrètes : c’est là une condition vitale pour le fonctionnement du Je» (Castoriadis-Aulagnier, 1976). Et pour S. Tisseron, «le secret permet de protéger son identité profonde des intrusions de l’environnement. Il est la première condition à la possibilité de penser par soi-même. Nombre de secrets contribuent au développement de la personnalité» (Tisseron, 1996). L’être humain a besoin d’aires secrètes pour maintenir son équilibre psychologique. Cette liberté de pensée marque un passage décisif chez l’enfant, celui de créer lui-même son propre sens des choses et du monde. Libre à lui de créer et de choisir son propre destin, sa propre histoire.

L’espace du secret est donc le gardien des conditions pour pouvoir penser, fantasmer, exister. Il représente un espace intime où la pensée peut mûrir, le temps nécessaire. L’intimité participe à notre monde interne, à notre relation à nous-mêmes, à notre identité.

Ainsi, d’un côté, ces secrets permettent de cultiver sa vie intérieure, de contrôler l’accès d’autrui à son Moi. De l’autre, ils permettent d’établir des relations humaines privilégiées grâce aux confidences et à la confiance mutuelle qu’elles impliquent. Le secret est la marque de l’humain. Et s’il existe des secrets pathogènes, il est aussi des secrets qui construisent et d’autres qui protègent.

Only gold members can continue reading. Log In or Register to continue

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Apr 22, 2017 | Posted by in PÉDIATRIE | Comments Off on 15. Intimité et secrets

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access