Chapitre 15. Accueil psychothérapeutique en situation de crise
L’urgence est largement dominée par une catégorisation en diagnostic. Dans l’urgence, les agitations, les idées délirantes, les hallucinations ou les désorganisations du comportement, vont conduire à poser un diagnostic de schizophrénie, d’état maniaque, d’abus de toxiques, etc. Dès lors, si un diagnostic est posé, un projet thérapeutique va être instauré, les traitements biologiques y auront une part importante.
Il en va tout autrement de la conception de la crise. Selon Andreoli, la crise s’intéresse à la complexité ; elle ne réduit pas la personne à ses troubles psychiques, à une réaction ou à un facteur de stress. La crise est un moment d’interaction entre des composantes relationnelles multiples nouées avec les personnes de l’environnement du patient et son psychisme, un lieu de force mouvante pulsionnelle, de résistance, de mécanismes de défense et d’autres dimensions énergétiques. L’idée de la crise vise à la situer au confluent entre une souffrance aiguë, moteur d’un changement, et un désir profond de retour au statu quo antérieur représentant la résistance massive à toute modification.
Ce premier invariant doit rester dans l’esprit de tout thérapeute lors des demandes de consultations en urgence : il y a à la fois un désir de changement et un souhait que tout revienne comme avant, en un mot, que rien ne change. Cette singulière demande avec ses deux facettes autour de la souffrance, du désir de changement, et en même temps des résistances pour que rien ne change, définit une composante de la barrière au traitement. Cette composante appartient au patient. D’autres composantes relèvent du médecin, que ce dernier soit peu disponible, qu’il ait du mal à nouer une alliance thérapeutique, qu’il n’arrive pas au fil des entretiens à bâtir une hypothèse de psychothérapie.
Dès lors, si on ne souhaite pas rentrer dans une clinique sémiologique ramenant en permanence ces demandes d’entretien psychothérapique en urgence à un simple trouble anxieux, à des idées suicidaires ou à un vacillement psychotique, il convient de dégager quelques grandes situations ayant un caractère éruptif, volcanique, et amenant des demandes en urgence.
Débordement émotionnel
Le débordement émotionnel se traduit par des symptômes d’anxiété, des attaques de panique, de profondes angoisses. Ils engendrent une insomnie, des pensées d’abord inquiètes puis défaitistes, puis négatives. Si l’on s’en tient aux simples facteurs déclenchants, ils sont éminemment variables. Il peut s’agir d’un voyage, d’une circonstance professionnelle, d’une dispute, voire d’un événement heureux : la naissance d’un enfant ou un mariage. Si l’on se contente de faire un simple lien, réactionnel, avec l’événement, celui-ci paraît banal, sous-proportionné avec l’orage émotionnel qui l’a déclenché. Dès lors, dans une hypothèse de crise, du côté du patient, il s’agit de comprendre qu’elle est la valence relationnelle de cet événement et quel est l’impact psychique qu’il va susciter.
Valence relationnelle d’un événement
Ce n’est pas l’événement en soit qui revêt une importance particulière, mais le contexte relationnel qu’il implique. Une dispute professionnelle va tirer son importance des dimensions de rivalité, de relation à une autorité, d’amitié déçue ou d’alliance espérée et trahie. Ainsi, l’étude de la valence relationnelle d’un événement doit-elle être systématique.
Françoise se marie ; elle a invité toute sa famille en accordant une place particulière dans son cœur au fait que ses parents, séparés depuis dix ans, soient présents le jour du mariage. Françoise noue des liens proches mais relativement froids avec sa mère. Son père a retrouvé une compagne bien plus jeune, âgée d’une dizaine d’années de plus que Françoise. Peu de temps après le mariage, son mari, conducteur de travaux, s’absente pour un déplacement prévu de longue date. Mais dans l’équipe de son mari travaille une jeune femme connue de Françoise. Vis-à-vis d’elle quelques sentiments d’inquiétude jalouse vont naître. Les fortes angoisses qui apparaissent chez Françoise ont été d’abord comprises comme liées à l’absence de son mari juste après quelques semaines de mariage. Mais la valence relationnelle de la situation se manifeste bien vite lorsque l’on comprend la crainte de voir le schéma d’un père volage ayant abandonné sa mère, se reproduire vis-à-vis de son mari, capable de partir avec quelqu’un d’autre. Il s’agit moins d’une angoisse par absence que d’une angoisse où s’enchevêtrent la crainte de l’infidélité des hommes, des éléments de jalousie, la déception de l’abandon par le père dans son enfance.
Impact sur le psychisme
Françoise a toujours été sensible aux questions de séparation et au vécu d’abandon. Lorsque ses parents se sont séparés, elle a souffert de différents symptômes phobiques : peur du noir, difficultés pour aller à l’école. Elle les a surmontés en partant à l’étranger durant un an et demi, et dans cette période, elle n’a eu aucun problème mais également peu de relations approfondies. En revenant sur ces éléments du passé et en montrant que les symptômes actuels, même s’ils sont différents, définissent une répétition, le thérapeute pointe des comportements d’attachement dysfonctionnel. Il va en tirer des pistes thérapeutiques en lien ou en relation d’objets qui se sont instaurés dès l’enfance et sans doute également essayer de cerner les images parentales de Françoise.
Du côté du thérapeute
Il existe un véritable piège de la banalisation. Ce piège fonctionne d’autant plus que le thérapeute se trouve dans une situation de contrainte, pressé par ses rendez-vous, victime d’un emploi du temps surchargé. L’état de disponibilité, la capacité à accueillir une plainte et une difficulté, n’est pas accessible à tous à tout moment. Le fait d’avoir rajouté un rendez-vous, d’être en fin de journée, d’avoir un impératif ou une contrainte, rend l’interaction plus difficile et peut parfois la stériliser. Dès lors, chez le thérapeute doit exister une « éthique du souci » selon l’expression de Vaiva, destinée à ne pas réduire un débordement émotionnel à des aspects factuels événementiels.