Chapitre 14 Réintervention
aspects techniques
Dans toutes les formes de strabisme un deuxième ou un énième temps opératoire peut s’avérer nécessaire soit pour compléter, soit pour corriger le résultat du ou des temps précédents. Dans le premier cas, il peut être indiqué d’augmenter ou de compléter l’action sur le ou les muscles déjà opérés ; plus généralement, il est dans la logique d’intervenir sur un ou des muscles non encore opérés. Dans le second cas, il est le plus souvent nécessaire de reprendre l’un ou les muscles déjà opérés. Les indications et les dosages opératoires sont expliqués aux chapitres 18 à 21.
Ce chapitre se limite aux aspects techniques de la reprise d’un muscle déjà opéré. Cette reprise a la réputation d’être techniquement plus délicate qu’une première intervention ; elle l’est effectivement et exige une plus grande maîtrise chirurgicale [1–9]. Un opérateur peu expérimenté pourrait être tenté, pour contourner la difficulté, d’intervenir sur des muscles jusque-là épargnés ; mais le fait qu’un muscle n’a jamais été opéré, n’est jamais en soi un argument de choix opératoire.
La difficulté d’une réintervention sur un muscle opéré précédemment est en réalité très variable ; elle dépend de ce qui a été fait antérieurement et de la manière dont cela a été fait. Elle n’est guère plus grande que lors d’une première intervention si :
• le muscle a été opéré selon une technique qui l’a ménagé et qui se laisse facilement reprendre ;
• l’intervention, menée avec le soin du détail, a été aussi peu traumatisante que possible [10].
Les effets collatéraux inévitables des interventions successives [5,8,10,11], si minimes soient-ils, ne peuvent que s’additionner et augmenter la difficulté à chaque reprise en cas d’interventions répétées.
Réintervention immédiate
Il est indispensable de réintervenir sans délai, dès le lendemain ou les jours suivant l’intervention dans les cas où le résultat postopératoire immédiat est aberrant, que ce soit à la suite d’un incident technique, la perte d’un muscle droit ou le lâchage de sutures, d’une faute technique ou d’une erreur d’intervention, de dosage opératoire, de muscle ou d’œil.
Anesthésie
Il ne faut jamais perdre de vue que sur un terrain fraîchement opéré, l’anesthésie locale prend mal ; elle peut néanmoins suffire pour un geste limité, une reprise de suture si, par exemple, un fil s’est rompu au cours d’un ajustement de sutures ajustables.
Réouverture conjonctivo-ténonienne
Il faut utiliser la même voie d’abord. L’incision se désunit et les plans de clivage se décollent sans peine.
La conjonctive et la capsule de Tenon sont le siège d’une réaction inflammatoire, qui est maximale autour du troisième jour postopératoire [11]. Les tissus saignent facilement au contact ; c’est en les manipulant avec douceur que l’on évite le plus efficacement l’inondation hémorragique du champ opératoire. La cautérisation est ici peu efficace ; à trop insister, elle devient vite mutilante pour les tissus.
Temps musculaire
L’abord du muscle est aisé lorsqu’il est amarré à la sclère. Sa réinsertion est effective dès le premier jour postopératoire, mais elle ne devient vraiment solide qu’à partir du cinquième jour [1,12,13] ; jusque-là elle se laisse facilement défaire à l’aide d’une spatule à iris. L’extrémité tendinomusculaire est plus ou moins œdématiée ; elle se prête néanmoins à la correction nécessaire, que ce soit une reprise, un renforcement ou un déplacement des sutures, la mise en place ou l’ablation d’une myopexie postérieure. La sclère en regard peut être légèrement œdémateuse et pour cela plus fragile. Un dégagement limité est suffisant pour défaire un plissement ; après section des points de suture, le muscle se déplisse et se remet de lui-même en place.
Si, par contre, un muscle a été perdu ou s’est rétracté dans sa gaine (slipped muscle), sa recherche peut s’avérer difficile. Une IRM (coupes axiales dans le plan neuro-oculaire en pondération T1), systématique pour nous en pareil cas, guide utilement l’exploration opératoire : le muscle n’est jamais à chercher du côté de la paroi oculaire, mais le long de la paroi orbitaire sur son trajet postéro-antérieur ; c’est en tirant sur la marge orbitaire de son foramen qu’on peut le retrouver, le ramener vers l’avant et le réinsérer. À défaut d’y parvenir, on suture le foramen à l’insertion sclérale primitive du muscle.
Réintervention à distance
Pour corriger un strabisme persistant, récidivant, ou surtout consécutif (inverse du strabisme initial), il est souvent nécessaire de reprendre un muscle déjà opéré. Bien souvent le nouvel opérateur ignore le détail de ce qui a été fait précédemment ; mais cette donnée ne lui est pas indispensable. L’observation attentive de la conjonctive des régions opérées est plus essentielle et plus instructive [14] : si le plan conjonctivo-ténonien garde la trace visible d’une cicatrice (ce qui ne devrait pas être le cas) et qu’il est mince, c’est probablement à la suite d’un recul ou d’une ténotomie large ; si ce plan est épaissi, la capsule de Tenon a été lésée et/ou mal réappliquée ; s’il existe un granulome, très certainement le muscle a été incomplètement réinséré en regard ou réinséré au moyen d’un fil non résorbable ; un prolapsus de graisse orbitaire, dont la saillie s’efface lorsque l’œil est tourné en direction opposée, est une indication d’intervention très postérieure (myopexie postérieure, recherche d’un muscle perdu, très grande résection d’un muscle insuffisamment dégagé).
Mais chaque fois qu’il est possible de savoir avec précision ce qui a été fait précédemment, cela s’avère bénéfique ; les choix opératoires en sont simplifiés ; parfois même on peut éviter un abord musculaire inutile. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à donner un abrégé du compte rendu opératoire au patient, ou à ses parents s’il est mineur. L’exemple de V. présenté illustre ce point.
Anesthésie
Pour les réinterventions sur un muscle déjà opéré, l’anesthésie générale est en règle préférable à l’anesthésie locale : d’une part, l’anesthésique injecté localement diffuse moins bien dans les tissus cicatriciels ; d’autre part, la réintervention peut être plus longue et plus malaisée que prévu ; l’anesthésie locale risque de ce fait d’être insuffisante et de rendre l’intervention difficile. En outre, elle fait perdre le bénéfice des données peropératoires, particulièrement précieuses en cas de réintervention.
L’anesthésie locale est par conséquent réservée à des reprises limitées et a priori faciles.
Incision conjonctivo-ténonienne
En cas de reprise opératoire d’un muscle droit, notre préférence va à l’incision limbique, quelles qu’aient été les incisions pratiquées antérieurement [14] ; cette incision permet de cliver avec soin l’adhérence cicatricielle des plans de couverture à la sclère et/ou au muscle, en se servant de ciseaux fins à pointes mousses, ou au besoin d’un scarificateur de Desmarres ; une injection sous-conjonctivale de sérum physiologique peut faciliter la dissection [14] ; c’est ainsi qu’on évite le plus facilement de déchiqueter la conjonctive ou d’entailler la sclère (figure 14.1).