14: L’obstétricien: une trajectoire

Chapitre 14 L’obstétricien


une trajectoire




Une trajectoire


J’exerce en obstétrique depuis 25 ans, une génération. Il me semble en toute subjectivité que c’est la spécialité médicale qui s’est le plus transformée, qui a connu le plus d’avancées technologiques. En plus des changements de mode, comme on en rencontre partout, on utilise tel médicament comme la panacée universelle pendant près de 10 ans pour éviter les accouchements prématurés et puis, tout à coup, l’employer devient presque une faute médicale, en tout cas la signature d’une impardonnable méconnaissance de l’actualité.


De même, il y a 25 ans, le cerclage du col (toujours pour éviter que le fœtus ne naisse prématuré, c’est-à-dire avant 37 semaines d’aménorrhée) se pratiquait couramment et, dans certaines indications, systématiquement comme lors de grossesses gémellaires ou d’antécédents de fausses couches tardives. En quelques années, il ne s’est plus du tout pratiqué, étant devenu inutile voire dangereux. Or, il y a une dizaine d’années, on l’a vu réapparaître à titre préventif, ou « à chaud » comme un sauvetage de la grossesse.


Quant à l’épisiotomie (agrandissement d’une vulve distendue en phase d’expulsion, par un coup de ciseau franc à 7 h, afin d’éviter les déchirures parfois très graves et difficiles à réparer), elle était systématique au moins pour le premier accouchement par voie basse. Nous étions sûrs, alors, de prévenir ainsi les risques de prolapsus (descente d’organes) à l’âge mûr. Depuis, nous avons constaté que des prolapsus survenaient aussi chez des femmes qui n’avaient jamais accouché par les voies naturelles. L’épisiotomie n’est donc plus pratiquée que dans des indications sélectives. L’image de cette pratique de l’épisiotomie dans un film sur l’accouchement projeté à l’école et en cours de préparation à l’accouchement a traumatisé une génération, respectivement, de collégiennes et de jeunes femmes. La pratique de l’obstétrique est parfois violente, souvent sanglante, et il n’est pas bon d’en partager les images avec tous les publics. Sous prétexte de transparence, on dégoûte les filles de la maternité, on les remplit d’effroi parce qu’on leur montre la vision d’autres acteurs de la naissance, et non pas celle qu’elles en auront, elles. Les films actuels positionnent la caméra à la hauteur de la tête de la mère ou du père, ce qui correspond bien mieux à la réalité qu’ils vivront.


Le comptage du terme de la grossesse marque pour moi un avant et un après : avant, on comptait la grossesse en mois. Elle durait 9 mois ; les futurs parents, les sages-femmes, les obstétriciens comptaient de la même manière à partir du début de la grossesse ; on comptait même sur ses doigts, c’était bon enfant. Pour être plus précis – il le fallait souvent –, on ajoutait au mois une fraction du suivant ou un nombre de jours : « Vous êtes enceinte de 7 mois ¼, cela correspond à vos calculs ? » ou « Là, nous sommes à 8 mois moins 2 jours, le fœtus n’est presque plus prématuré. »


Pour une raison que je n’ai jamais sue, finalement, probablement dictée par des intentions louables et intelligentes des échographistes dont la spécialité était en plein essor, tout le monde en obstétrique est passé au décompte du terme de la grossesse en semaines d’aménorrhée, c’est-à-dire à partir du premier jour des dernières règles normales présumées. Ceci a conduit à plusieurs difficultés pour les futures mères : le début de grossesse étant fixé très précisément par l’échographie, le début de leurs règles en est déduit comme étant survenu 15 jours avant ; même si ce n’est pas le cas, même si elles ont un autre souvenir, nous n’avons plus besoin de leur parole sur leur corps pour savoir quand elles auraient dû avoir des règles théoriques pour débuter réellement leur grossesse à la date trouvée par l’échographiste. Autrement dit, l’interrogatoire de début de grossesse plein de flou, d’émotion, et d’affect est balayé par les dires de l’échographiste au bras armé d’une sonde endovaginale qui, après consultation de son logiciel à mesures et abaques vous dit de quand datent vos dernières règles. C’est surprenant quand on y pense avec du recul ! C’est pour moi le signe le plus visible que les femmes se sont fait déposséder de leur grossesse. Comme en plus, les mois font plus que 4 semaines, même en enlevant les deux premières semaines entre les règles et l’ovulation, diviser par 4 le nombre de semaines ne donne pas le terme en mois. D’où un casse-tête pour les femmes enceintes sauf à compter comme nous en semaines d’aménorrhée !


Mais ces phénomènes ne sont que des modifications de forme, de mode. L’obstétrique a, selon moi, été révolutionnée en profondeur par :



Je ne traiterai pas de la PMA, qui bien qu’une préhistoire à la conception aurait sa place et son intérêt dans ce chapitre des bouleversements techniques, mais nous avons décidé collégialement et délibérément au début de ce manuel de ne pas être exhaustifs pour se centrer sur la période où l’embryon/fœtus /bébé existe déjà, et pas seulement comme désir dans la tête de ses parents.


Le diagnostic anténatal et le consentement éclairé ont été traités plus haut (cf. chapitres 2 et 5.4).



La péridurale


Il y a 30 ans, la péridurale ne se pratiquait encore que dans des endroits et pour des indications bien particuliers ; une femme accouchait donc dans la douleur, comme il l’est écrit dans la Bible. Si elle en avait peur, elle suivait une préparation à la naissance dite « sans douleur », pendant laquelle elle apprenait à respirer comme un « petit chien » ou des rudiments de sophrologie. Elle accouchait quand même dans la douleur. Une analgésie locale du périnée au niveau des nerfs honteux (sic !), voire une injection de Dolosal® qui la « shootait » pour l’expulsion, complétaient ses efforts de respiration. En cas de trop grande agitation, ou de cas particuliers comme un accouchement sous X, ou encore l’expulsion d’un enfant malformé, l’anesthésiste était appelé pour une anesthésie générale en fin de travail. La femme ne participant plus à son accouchement, l’obstétricien sortait l’enfant au forceps au prix d’une épisiotomie généreuse.


La césarienne se faisait également sous anesthésie générale ; les anesthésistes rivalisaient de créativité pour trouver les cocktails de produits les moins nocifs pour le fœtus, et les obstétriciens pour extraire le nouveau-né le plus rapidement possible après l’incision cutanée dont le départ était signifié par l’anesthésiste. Il y avait en salle d’opération un silence pendant que l’anesthésiste s’affairait, l’obstétricien se tenant prêt à intervenir (bistouri en main, désinfection cutanée effectuée, champs opératoires posés) et la panseuse attendant de recueillir l’enfant. Dix minutes après, l’ambiance se relâchait, il suffisait de refermer, on se racontait nos histoires. Le bébé, parti avec la panseuse ou la sage-femme pour être lavé, présenté à son père, ne serait vu, touché, humé par sa mère qu’en salle de réveil, beaucoup plus tard ; ce n’était pas notre travail, nous finissions le nôtre en nous appliquant sur la cicatrice…


La péridurale a été révolutionnaire. La preuve en est qu’elle a été largement controversée et jugée dangereuse par ses détracteurs : les femmes risquaient de finir leur vie paralysées sous prétexte qu’elles ne voulaient pas avoir mal comme leurs ancêtres avaient eu mal, depuis des milliers d’années en accouchant, phénomène naturel par excellence ! Il fallait presque du courage pour oser braver ces interdits quasiment moraux, trahir sa lignée de génitrices, risquer la paraplégie, passer pour une lâche, une « chochotte », peut-être même une mauvaise mère qui ne serait pas prête à tout pour donner la vie. Dans mon souvenir, ce sont surtout les femmes, bien plus que les hommes, qui ont été les opposantes les plus farouches à la péridurale. Les hommes étaient sans doute bien contents d’avoir enfin un moyen d’éviter la culpabilisation par leur femme de n’en être pas une et de ne pas souffrir, eux, à la naissance de leur enfant…


Je n’ai jamais vu de femme paraplégique dans les suites de l’accouchement. La péridurale a eu le succès qu’elle méritait. Des progrès ont été faits dans les dosages afin d’éviter les femmes coupées en deux, ne pouvant plus pousser au moment de l’expulsion parce que ne sentant rien et devant être aidée par des forceps, ou tellement insensibilisées, qu’en attendant que le travail se fasse tout seul, elles lisaient le journal.


Mais entre sentir ce qui se passe dans son corps et avoir mal, il y a une différence qui permet, ou pas, de participer à son accouchement, d’aider son enfant à progresser vers la sortie, d’avoir une complicité avec le papa, d’accueillir son bébé avec le sourire et non pas dans un cri déchirant. Il est fort probable que l’entrée du nouveau-né dans le monde aérien sera archivée dans ses souvenirs de manière bien différente selon l’ambiance sensorielle et affective en salle de naissance.


Cela dit, j’ai rencontré récemment une femme qui ne voulait pas de péridurale ; elle voulait crier pour la naissance de son enfant, sinon, ce n’était pas un véritable accouchement à ses yeux ; la douleur de l’enfantement était en quelque sorte initiatique. Il est donc bon de donner le choix aux femmes quand il n’est pas imposé pour des raisons médicales, en s’éloignant de toute position dogmatique.


Cela pose les questions qu’est-ce qu’un accouchement réussi ?et pour qui doit-il être réussi : pour la mère, les parents, le bébé, les soignants ?Mon point de vue sur la péridurale en salle de naissance est induit par ma fonction d’obstétricienne : appelée en cas de « pépin », de problème obstétrical où la tension dans la salle monte d’un coup en attendant la sanction du geste, forceps ou césarienne. Notre sage-femme, co-auteure de ce manuel, par exemple, a un autre point de vue.


Pour les acteurs de salle de naissance, la possibilité de l’analgésie apporte une relative décontraction. Relative parce que ces professionnels sont toujours sur le qui-vive ; on sait que tout peut arriver, ce qui rend cette profession à la fois stressante et très passionnante. Mais l’absence de panique due à la douleur qui submerge, rend l’ambiance plus paisible : le papa n’est plus affolé par son impuissance devant sa femme ravagée et débordée ; les soignants ne hurlent plus « respirez ! », « poussez ! », « allez, poussez ! », « ne poussez plus, surtout ne poussez plus ! ». Ce qui n’empêche pas l’émotion d’être au rendez-vous, au contraire, et les sages-femmes, les obstétriciens ont un rôle à jouer dans cette émotion aussi, en commentant cette naissance singulière comme si c’était le premier accouchement qu’ils accompagnent, en gardant sous silence leurs commentaires ou leurs inquiétudes de professionnels.


Bien sûr, les césariennes ont aussi profité de la péridurale. Au début, c’était très impressionnant d’ouvrir le ventre d’une femme qui ne dormait pas ! Il n’était plus question non plus de se raconter son week-end ! Nous devenions plus présents à la mère, à l’accueil de son bébé qui lui était présenté dès sa sortie, par-dessus le champ opératoire, dont elle entendait en même temps que nous le premier cri. Certains militent désormais pour que les pères soient présents en salle d’opération pour les césariennes, comme ils le sont depuis une trentaine d’années en salle de naissance.


À propos de la présence des pères en salle de travail, j’ai toujours été gênée de la manière dont on les déguise. Alors que la parturiente entre comme elle est, porteuse du bébé, le père, lui, porteur de microbes, met une blouse en papier, des sur-chaussures, une charlotte de bloc, bref un attirail qui le rend ridicule et méconnaissable et dont je n’ai jamais compris l’intérêt véritable, à une époque où les infirmières hygiénistes ne faisaient pas encore la loi dans les établissements sanitaires. Pour dire le fond de ma pensée, j’ai toujours soupçonné une lutte de pouvoir, perdue d’avance pour ce pauvre père ému, avec l’obstétricien ou la sage-femme.



L’échographie obstétricale, le diagnostic anténatal et le consentement éclairé


On a du mal, tant elle est passée dans les mœurs médicales dans tous les domaines, à se souvenir de ce qu’était l’obstétrique et, pour les parents, le vécu d’une grossesse, avant l’échographie.


Cette spécialité, pratiquée soit par des radiologues, soit par des sages-femmes ou des obstétriciens, en plus de leur travail habituel a fini par s’imposer comme une discipline à part entière, nécessitant une formation très aboutie et hyperspécialisée ; en effet, sa très large contribution au dépistage anténatal a fragilisé ses acteurs sur le plan judiciaire (arrêt Perruche) et les assurances professionnelles ont augmenté de façon exorbitante en proportion du risque encouru.


On possédait déjà un capteur des bruits du cœur par le même procédé à ultrasons. Il a remplacé la « trompette », stéthoscope obstétrical de Pinard, ce qui constitue un progrès notable : la « trompette » – cône en bois puis en métal, appliqué sur la peau du ventre maternel, en regard du tronc fœtal d’un côté, l’oreille de la sage-femme/obstétricien collée sur une plate-forme à l’autre bout – réservait les battements cardiaques au seul praticien, à partir de 6 mois de grossesse environ. Avec la sonde à ultrasons, appliquée sur la même zone, la conduction étant aidée par le même gel que pour une échographie, non seulement on perçoit les bruits du cœur fœtal beaucoup plus tôt, vers 10 semaines d’aménorrhée, mais surtout, la mère, les parents, les entendent en même temps que le soignant. C’est un moment magnifique : les mouvements actifs du bébé ne sont pas encore perceptibles par la mère, elle ne se sent pas enceinte, cette grossesse lui paraît virtuelle, sauf si elle a les désagréments habituels (nausées, hypersomnie, parfois vomissements). Et là, elle l’entend, il est vraiment là… Les yeux s’embuent facilement ; parfois, un mouvement actif est entendu pendant ce temps d’écoute, ce qui permet à la mère de faire l’association avec ce qu’elle ressent de façon proprioceptive au fond d’elle : un petit déplacement, frémissement très subtil qu’elle saura reconnaître toute seule par la suite.


Les parents sont souvent intrigués et vaguement inquiets de la rapidité de la fréquence cardiaque fœtale, « comme un cheval au galop ». De faire entendre les bruits d’une artère maternelle voisine de l’utérus, battant à 75/mn, puis les bruits de cœur fœtal, deux fois plus rapides, entre 140 et 160/mn, permet de rassurer tout à fait et déjà d’individualiser le petit.


La première échographie provoque en général le même émerveillement, la même incrédulité presque. Le son existe aussi, mais il passe au deuxième plan, après la vision de l’écran. Certains « psy », comme M. Soulé, ont d’abord trouvé ce procédé intrusif, voyeur, empêchant la femme d’imaginer son bébé, de le rêver puisqu’elle le voyait. Le terme « intrusif » n’est pas adapté sur le plan médical. Est intrusif un examen complémentaire douloureux et/ou pénétrant ; or, l’échographie obstétricale est totalement indolore, et longtemps, elle s’est pratiquée par voie abdominale. De plus en plus, la voie vaginale est utilisée pour visualiser certains détails, ce qui constitue une intrusion. On peut dire que cet examen, permettant de voir à l’intérieur de la femme, et même à l’intérieur du fœtus, est intrusif au sens habituel, français du terme. Cependant, il me semble que le mystère existe toujours, il ne fait que reculer.


La répercussion de cette première échographie est importante sur le vécu des femmes : « il » existe dans « mon ventre ». Les conséquences de ce constat peuvent être paradoxales. Certaines vont ne plus avoir de nausées à partir de la minute où elles voient le cœur battre (très tôt, 5 SA), d’autres, au contraire, qui allaient très bien jusque-là, vont cumuler les signes sympathiques de grossesse ou autre symptôme.


Je fais remonter le malentendu entre les futurs parents et les professionnels de la naissance à l’essor de l’échographie obstétricale et au progrès médical incontestable qu’elle nous a apporté.


Les avancées techniques ont permis de :


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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 14: L’obstétricien: une trajectoire

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