Chapitre 14. Démence
Gilles Defer and France Daniel
DémenceSi le neurologue averti connaît et sait aujourd’hui identifier les principaux déficits cognitifs observés dans la SEP, il est parfois confronté à des patients dont l’atteinte cognitive semble sévère ou très sévère, compromettant significativement leurs activités quotidiennesactivités quotidiennes et les rendant dépendants de leur entourage ou d’aides extérieures. Le constat d’une détérioration cognitive significative conduira spontanément ce médecin à considérer que ce patient est «dément» et qu’il convient de prendre les mesures médicosociales en adéquation avec sa situation. Si ce neurologue souhaite en savoir plus sur le sujet, il s’apercevra rapidement qu’au bout du compte, très peu d’études (sinon aucune spécifiquement) n’ont été consacrées à l’évolution démentielle de la SEP. Pourtant, tous les manuels de neurologie et de neuropsychologie classent volontiers la SEP comme une «démencedémence sous-corticaleDémencesous-corticale». Mais la nature des déficits en mémoiremémoire épisodiqueDémenceépisodique et les caractéristiques anatomiques de l’atteinte cérébrale sont-elles compatibles avec cette notion de démence sous-corticale?
Alors, la démence dans la SEP existe-t-elle? Si oui, est-elle plutôt de nature sous-corticale ou corticalecorticale? Pour tenter de répondre à ces questions, il paraît d’abord nécessaire de rappeler des éléments de terminologie avant de présenter les résultats des études disponibles et d’en discuter les conclusions.
Concept de démence
Qu’est-ce que la démence?
Dès le début du XIXe siècle et les descriptions d’Esquirol [1], le caractère acquis du déclin cognitif fut au premier plan du concept de démence : «L’homme en démence est privé des biens dont il jouissait autrefois, c’est un riche devenu pauvre.» Dans le même temps, il proposa la distinction entre démences «aiguës» et «chroniques». La notion de démence «aiguë» fut ensuite abandonnée, au profit du concept actuel de delirium ou de «confusion». Celle de démence «chronique» quant à elle n’a cessé d’évoluer, recouvrant des affections d’abord psychiatriques puis organiques, avec notamment la description de la «démence avec dégénérescences neurofibrillaires et plaques séniles cérébrales» d’Alzheimer en 1907.
Les critères d’acquisition et de chronicité du déficit dans le diagnostic de démence sont donc anciens mais il faut attendre les années 1980 et la publication du DSM-III (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) [2] pour leur voir ajouter des critères concernant la nature des déficits et leurs effets sur la vie quotidiennevie quotidienne. C’est ainsi qu’aujourd’hui, la démence telle que définie par le DSM-IVDSM-IV [3] se caractérise par la présence concomitante d’un déficit mnésique et d’au moins un autre déficit cognitif (phasique, praxique, gnosique et/ou exécutif) ayant des conséquences sur le fonctionnement social et/ou professionnel. Les critères du DSM-IV sont reproduits dans l’encadré 14.1.
ENCADRÉ 14.1
CritèresDémenceCritères de démencedémence (autre que «AlzheimerAlzheimer» ou «vasculaire») du DSM-IVDSM-IV
A. Apparition de déficits cognitifs multiples, comme en témoignent à la fois :
1. une altération de la mémoire (altération de la capacité à apprendre des informations nouvelles et/ou à se rappeler les informations apprises antérieurement);
2. une (ou plusieurs) des perturbations cognitives suivantes :
a. aphasieaphasie : perturbation du langagelangage (difficulté à nommer des objets ou des personnes, un discours vague avec de longues circonvolutions et une utilisation excessive de mots imprécis comme «chose» et «ça»);
b. apraxieapraxie : altération de la capacité à réaliser une activité motrice malgré des fonctionsfonctions motrices intactes (les sujets ne peuvent imiter des gestes comme se coiffer ou exécuter correctement des gestes symboliques comme faire un au revoir de la main. L’apraxie peut conduire à l’impossibilité de tâches d’autonomie essentielles comme s’habiller, etc.);
c. agnosieagnosie : impossibilité de reconnaître ou d’identifier des objets malgré des fonctions sensorielles intactes (des objets, des membres de la famille ou encore sa propre image dans le miroir);
d. perturbation des fonctions exécutivesfonctions exécutives (faire des projets, organiser, ordonner dans le temps, avoir une pensée abstraite).
B. Les déficits cognitifs des critères A1 et A2 sont tous les deux à l’origine d’une altération significative du fonctionnement social ou professionnel et représentent un déclin significatif par rapport au niveau de fonctionnement antérieur.
C. Mise en évidence, d’après l’histoire de la maladie, l’examen physique ou les examens complémentaires, que la perturbation est la conséquence physiologique directe de l’une des affections médicales générales autres que la maladie d’Alzheimer ou une affection cérébrovasculaire (par exemple, infection par le VIH, traumatisme crânien, maladie de Parkinson, maladie de Huntington, maladie de Pick, maladie de Creutzfeldt-Jakob, hydrocéphalie à pression normale, hypothyroïdie, tumeur cérébrale, ou carence en vitamine B12).
D. Les déficits ne surviennent pas exclusivement au cours de l’évolution d’un delirium.
Notons d’ores et déjà, qu’à la lecture de ces critères opérationnels, il semble qu’un nombre non négligeable de patients atteints de SEP les remplisse. En effet, il n’est pas rare qu’un patient présente un déclin suffisant de ses capacités mnésiques et exécutives pour entraîner un handicap irréversible source de dysfonctionnements social et/ou professionnel pouvant conduire, par exemple, à une séparation et/ou une perte d’emploi. Le concept de démence dans la SEP ne devrait donc plus être abordé comme une question mais comme une réalité clinique.
Démence corticale versus démence sous-corticale
Diagnostic and Statistical Manuel of Mental DisordersL’opposition démence corticale/démence sous-corticale a fait et fait encore aujourd’hui débat mais reste pourtant la référence pour classer bon nombre de pathologies neurologiques (du moment que le déficit cognitif y est observé). Le concept de démence corticaledémencecorticale, dont le prototype est la maladie d’Alzheimer, se caractérise par un déficit mnésique au premier plan, auquel se rajoute un syndrome aphaso-apraxo-agnosique, ces déficits provoquant toujours assez rapidement une baisse de la qualité de vie et de l’autonomie du patient [3,4]. Le concept de démence sous-corticale [5] est moins consensuel et est couramment utilisé pour décrire les patterns de dysfonctionnement cognitif de pathologies pourtant très différentes telles que la maladie de Huntington, la paralysie supranucléaire progressive, la maladie à corps de Lewy, la maladie de Parkinson, l’infection à VIH ou bien encore la SEP. Il se caractérise par une bradyphrénie et un déficit exécutif au premier plan, pouvant influer sur les capacités visuospatiales et mnésiques, le tout en l’absence de syndrome aphaso-apraxo-agnosique. Notons que l’utilisation du terme de démence sous-corticale n’implique pas systématiquement la notion de perte d’autonomie, le rendant déjà à notre sens difficilement opposable à celui de démence corticale. L’autre point à l’origine de certaines controverses est la grande variabilité anatomique des systèmes atteints sous-tendant les patterns cognitifs qualifiés de démence sous-corticale. Ainsi, ce terme recouvre indifféremment des déficits liés directement à des lésionslésions de la substancesubstance grisesubstancegrise sous-corticale et de la substancesubstance blanchesubstanceblanche mais aussi indirectement à des dysfonctionnements du cortexcortex frontal (dysconnexion cortico-sous-corticale), expliquant l’usage fréquent du terme de démence sous-corticofrontale en remplacement de celui de démence sous-corticale [6].
Ces réserves terminologiques et théoriques posées, il apparaît que la notion de démence corticale et sous-corticale a le mérite de rendre compte de profils cognitifs sensiblement différents (tableau 14.1). Nous verrons cependant dans la suite de ce chapitre que le profil cognitif de la SEP se situe sans doute à cheval entre ces deux concepts.
Démences | Corticales | Sous-corticales (ou sous-corticofrontales) |
---|---|---|
Efficience intellectuelle globale | Très perturbée | ± Préservée |
MémoireMémoireépisodiqueépisodique Encodage Rappel libre Rappel indicé Reconnaissance | Au premier plan Perturbé Perturbé Perturbé Perturbée | Au second plan Préservé Perturbé ± Préservé Préservée |
Mémoire implicite Effet d’amorçage Mémoire procédurale | Perturbé Préservée | Préservé Perturbée |
Fonctions exécutives | Au second plan | Au premier plan |
Bradyphrénie | Longtemps absente | Présente |
Langage oral/écrit Élocution | Manque du mot, dysorthographie… Longtemps préservée | Souvent préservé Dysarthrie |
Praxies | Perturbées | Préservées |
Gnosies | Perturbées | Préservées |
Humeur | ± Préservée | Perturbée |
Démence au cours de la SEP
S’il est aujourd’hui établi de façon consensuelle qu’entre 40 et 65 % des patients atteints de SEP présentent un déficit cognitif plus ou moins important au cours de leur maladie [[7][8] and [9]], rien n’est moins documenté et démontré que la fréquence de survenue d’une démence, en l’absence, comme discuté plus haut, de consensus sur cette question. Pourtant la nature multiple des déficits observés est aujourd’hui bien documentée (voir infra) et les conséquences sur la vie quotidiennevie quotidienne des patients parfois avancées [10,11].
Rao et al. [12] ont rapporté dans leur revue de la littérature sur les pathologies de la substancesubstance blanchesubstanceblanche une fréquence de «démence sévère» de 20 à 30 % des patients SEP cognitivement atteints. Cependant, cette donnée issue d’une précédente étude [7] n’y était finalement pas si clairement établie. En effet, la publication d’origine, portant sur les troubles mnésiques chez 44 patients atteints de SEP progressive, avait seulement montré que 28/44 patients présentaient au moins des troubles mnésiques et que sur ces 28 patients «cognitivement atteints» 9 présentaient des signes de détérioration cognitive plus globale (rien n’était noté concernant les répercutions au quotidien, par exemple). Quelques études plus récentes ont intégré à leur protocole expérimental des échelles permettant d’objectiver la perte d’autonomie liée à l’atteinte cognitive. Ainsi, deux équipes [13,14] ont proposé le Minimal Record Disability, évaluant, entre autres, les déficits cognitifs suffisamment importants pour être considérés comme invalidants au quotidien, chez des patients atteints de SEP. Les deux études ont rapporté qu’entre 3 et 4 % des patients présentaient des troubles cognitifs sévères mais n’ont pas précisé la nature des déficits observés et par là même n’ont pas documenté la diversité des troubles cognitifs nécessaire au diagnostic de démence. Patti et al. [15] ont quant à eux évalué 26 patients atteints de SEP progressive grâce à différents tests cognitifs et une échelle de démence explorant la limitation des activités quotidiennesactivités quotidiennes (Blessed Dementia Scale [16]). Selon ces auteurs, la moitié de leurs patients (13/26) correspondait au critère de «dysfonctionnement cognitif sévère» ou «démence».
Ces quelques études semblent donc montrer que la SEP peut induire à plus ou moins long termes des troubles cognitifs majeurs et que ces derniers peuvent avoir des conséquences sur les activités de la vie quotidiennevie quotidienne. On parle alors volontiers d’évolution démentielle de la SEP. Parallèlement à cela, quelques rares études ont pu rapporter des cas de démencesdémences, cette fois-ci non plus au décours de la maladie mais inauguraledémencesinaugurale de cette dernière.
Ainsi, Young et al. [17] ont rapporté 5 cas de patients venus en consultation pour des troubles comportementaux et cognitifs accompagnés ou non d’autres manifestations neurologiques. Les évaluations neuropsychologiques montraient notamment une baisse de l’efficience intellectuelle globale semblant s’accentuer à mesure des évaluations. Tous ont eu à plus ou moins long terme un diagnostic de SEP. Notons cependant que l’ancienneté de cette publication soulève la question du temps écoulé entre les premiers symptômes et la consultation. Il y a une quarantaine d’années, en effet, la sensibilisation du grand public aux pathologies neurologiques n’était pas comparable à celle d’aujourd’hui et des troubles sensitifs ou moteurs transitoires ne motivaient pas toujours une consultation chez un spécialiste. Ainsi, la démencedémence était-elle vraiment le mode de révélation de la SEP ou bien un symptôme parmi d’autres passés inaperçus pendant des années? En 1994, Fontaine et al. [18] ont rapporté 2 cas de patientes atteintes de SEP confirmée histologiquement et ayant consulté pour une détérioration progressive de leurs capacités cognitives (répondant aux critères de démence corticale) sans autres signes neurologiques majeurs. L’atteinte cognitive était marquée notamment par un apragmatisme, une baisse de l’efficience intellectuelle globale majeure et des troubles mnésiques, exécutifs et visuoconstructifs. La première patiente a également présenté des troubles praxiques accompagnés de troubles du comportement et de la personnalité. La seconde quant à elle a présenté des troubles du comportement dès l’enfance et des épisodes hallucinatoires sur fond de dépression sévère. Une autre étude [19] a rapporté 6 cas de démencedémence corticaledémencecorticale (avec troubles mnésiques majeurs accompagnés de troubles du langage à type d’aphasieaphasie, d’agraphieagraphie et d’alexie alexiemais aussi de troubles du calculcalcul et du raisonnement abstrairaisonnement abstrait, ainsi que des troubles thymiques et/ou de la personnalité). Ces démences se sont avérées être le mode de révélation de la SEP (confirmée par les examens cliniques et d’imagerie). Dans une revue ultérieure [20], le même auteur a confirmé l’association des éléments cognitifs avec les troubles thymiques et psychiatriques comme événement inaugural de la SEP. Enfin, dans une étude neuropathologique plus récente [21] portant sur l’analyse rétrospective de 90 biopsies cérébrales de patients présentant un syndrome démentiel mais de cause indéterminée, un diagnostic de SEP a été posé 2 fois (2,2 % des cas).

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