14 Clinique et théorie de la clinique infantile
Introduction
Cet essor de la clinique infantile ne peut en effet être séparé d’un intense travail théorique qui a tenté de lui donner des outils techniques originaux et des outils de pensée. Cela ne s’est pas fait sans de multiples emprunts qu’elle se doit de tester avec rigueur et d’intégrer, si elle ne veut pas apparaître comme une collection hétéroclite de recettes empiriques et de concepts hétérogènes.
Examinons d’abord les fonctions essentielles de cette théorie :
elle présélectionne et ordonne les phénomènes à retenir. Elle définit les paramètres et les critères que l’on considère pour le moment comme importants et discriminatifs. Comme les théories sexuelles infantiles, elle permet de surmonter le choc d’une rencontre et le chaos des perceptions et des émotions, elle tente de résoudre une énigme. L’enfant intrigue et sème la confusion chez l’adulte qui l’aborde ;
elle conduit les entretiens, systématise l’investigation et l’évaluation de chaque cas ;
elle compare les cas pour les regrouper et les classer selon des critères structuraux ;
elle construit divers modèles : modèles du développement normal ou pathologique et modèles structuraux ;
elle tente de construire des hypothèses causales et de prévoir l’évolution. Si elle pressent la possibilité d’infléchir cette évolution, elle définit les meilleurs « angles d’attaque » à proposer pour la prise en charge. Cette théorie se présente donc comme une théorie du soin ;
elle veut prendre en compte certaines antinomies et résoudre certaines apories sur lesquelles elle bute. Dans la série des paires contrastées qui lui sont opposées, elle s’efforce de ne choisir exclusivement aucun des pôles.
Dans le domaine de la genèse, nous rencontrerons successivement les oppositions entre l’inné et l’acquis, le déterminisme et la liberté, le soi et l’autre, pour enfin en venir à l’opposition entre continuité et rupture.
Dans le domaine de la structure, nous verrons comment l’application de la métapsychologie amène à prendre en compte aussi bien la première que la seconde topique, le narcissique et l’objectal, la vie instinctuelle et l’activité représentative.
La notion de mentalisation condense théorie génétique et théorie structurale. Elle permet de définir dans quelle mesure un fonctionnement appartient au domaine psychique.
Une seconde partie, consacrée aux grandes organisations pathologiques, illustrera la diversité des étapes et des ratés de cette mentalisation chez l’enfant.
Principaux concepts théoriques
Concepts relatifs à la genèse et au développement
Inné et acquis
Équipement
On peut définir cet équipement comme ce dont l’enfant dispose à un moment donné pour négocier et intégrer une situation. L’équipement serait donc un éventail de moyens, constitués progressivement et de façon dialectique. Cette synthèse, plus ou moins harmonieuse, intégrerait à plusieurs niveaux divers éléments innés et acquis, anciens et nouveaux.
L’équipement de départ
un équipement génétique et biologique qui déterminera son mode de réactivité motrice et humorale aux stimuli sensoriels et aux antigènes ;
un équipement fonctionnel et des possibilités instrumentales présentes très tôt. Certains comportements programmés et déjà tout montés n’attendent que les circonstances favorables à leur déclenchement ;
un équipement instinctuel variable et qui aurait deux sources : les instincts originaires de l’enfant et le premier investissement par la mère du corps et du Soi de l’enfant. Cet investissement est modulé par les fantasmes et les projections maternelles issues de son histoire infantile.
par son type de réaction au déplaisir ;
par son degré de prédisposition à l’angoisse (P. Greenacre [117]) ;
par l’intensité plus ou moins grande de ses besoins narcissiques (ce qui permettrait d’opposer deux structures de départ : les narcissiques et les érotiques) ;
par son niveau basal d’excitation et de tonus ;
par l’équilibre qu’il ménage entre excitation et inhibition (ou capacité à s’autocalmer) autrement dit par la solidité du premier pare-excitation ;
par ses possibilités d’exciter lui-même une zone érogène souffrant d’une carence d’apport maternel qui conditionneront plus tard la mise en place d’auto-érotismes,
par son niveau de « résilience » : seuil de résistance au traumatisme.
Fonctions et instruments
Le déclenchement peut s’opérer dans l’immédiat (grandes fonctions vitales) ou en différé (marche, fonctions de relation et de communication, parole). Ce déclenchement répond à un programme, tout en subissant l’influence facilitatrice ou frénatrice de l’environnement. Plus ce déclenchement est tardif et plus le rôle psychique de cette fonction est important – mais ceci n’empêche pas un investissement rétroactif complexe des fonctions les plus précoces (c’est le cas des fonctions orales).
alimentation, tube digestif, fonction respiratoire avec l’oralité ;
contrôle sphinctérien avec l’analité et le plaisir d’expulsion ou de retenue. Toutes les grandes fonctions (plus anciennes ou plus récentes) peuvent secondairement faire l’objet d’une reprise dans ce registre anal ;
motricité, tonus, posture, avec l’analité (et son prolongement dans l’agir et dans l’image du corps et de l’espace) ;
langage et communication aussi bien avec l’oralité qu’avec l’analité ;
sommeil et rêve avec toutes les zones au sein du narcissisme ;
toutes les fonctions et tous les instruments peuvent être repris dans le registre phallique (sur son versant d’affirmation narcissique).
Le type prévalent d’énergie investie appartient au domaine de la libido narcissique ou de la libido objectale (érotique, agressive ou neutre). Les modalités et le calendrier de cet investissement varient : des étayages successifs ou simultanés organisent de façon plus ou moins différenciée le fonctionnement.
La représentation psychique peut être essentielle ou non à leur exercice. Aussi, on examinera la forme, le lieu et le mode d’avènement de cette représentation ainsi que son lien avec le fantasme et l’affect. Cet exercice est-il toujours conscient, préconscient ou inconscient ? Existe-t-il un plaisir de fonctionnement, essentiel ou accessoire ? Ce plaisir prend-il la première place au détriment des fins habituelles (fonctionnement autonome, auto-érotique, ou pervers) ?
La dynamique du développement et de l’intégration : la précocité ou la prévalence de certaines fonctions peut être liée à un surinvestissement par les parents ou par l’enfant. Ce fonctionnement exagéré lié à un mode relationnel revêt une valeur défensive.
Les dysharmonies entre fonctions semblent résulter d’un processus pathologique et ressortir d’une des trois grandes lignées. Signalons aussi (comme nous le développerons plus loin) le caractère inquiétant des grandes précocités.
L’inhibition peut aussi bien traduire des conflits d’ordre névrotique qu’une restructuration économique radicale (dans le domaine du déficit et de la psychose).
L’instrument ou la fonction peuvent apparaître comme une enclave non intégrée dans le Moi et le système conscient. Suscitant la colère du Surmoi, ils ont subi des contre-investissements massifs qui se traduisent par l’inhibition ou un fonctionnement anarchique.
Déterminisme et liberté : l’histoire interactive de l’enfant dans sa famille
Préhistoire de l’enfant fantasmatique
Construction et avenir d’une représentation chez la fille
L’enfant oral, l’enfant-nourriture, bonne ou mauvaise, tel que l’imaginent les théories de fécondation par la bouche (avec l’équation symbolique lait = sperme) et les fantasmes d’incorporation du pénis paternel par la mère. On retrouve les traces de cet enfant oral chez les adolescentes atteintes d’anorexie mentale qui refusent en bloc nourriture, sexualité et maternité. Un fonctionnement analogue apparaît chez les futures mères qui vomissent de façon incoercible pour expulser cet enfant-mauvaise-nourriture. En revanche, les jeunes femmes qui ont vécu une période orale heureuse vivent leur grossesse comme une intense régression permise où elles s’autorisent à grossir et à satisfaire leurs caprices alimentaires.
L’enfant excrémentiel : que la mère garde en elle (M. Klein), apparaît dans les théories infantiles d’accouchement par l’anus. L’enfant désire voir, attaquer, fragmenter cet enfant fécal, le voler à sa mère. Un conflit autour du plaisir de rétention colore certaines grossesses et peut rendre difficile l’accouchement.
L’enfant phallus : compense la perte d’objet et restaure le narcissisme. Cet objet partiel doit rester éternellement attaché pour que la blessure soit colmatée. Une fixation serrée, à ce stade prégénital, expliquera pourquoi certaines femmes traitent leur enfant comme un organe vital garant de leur toute-puissance.
La représentation condensée : « fèces-pénis-enfant » marque une plaque tournante importante, parce qu’elle résume autant les phases antérieures qu’elle prépare la suite de l’évolution.
L’enfant tiers-personnifié : si la fille a abordé heureusement la problématique œdipienne, l’enfant représente un sujet inclus dans la scène primitive génitale (où figurent des parents séparés et sexués). L’enfant à venir est alors donné par le père si le double « changement d’objet » s’est heureusement opéré.
Désir d’enfant
Chaque type de couple assigne à l’enfant un rôle qui correspond à son degré de maturation et de différenciation. Ainsi, un couple fusionnel rêvera d’un nouvel apport narcissique ou d’une protection contre la peur d’être englouti par l’autre. Seul un couple ayant atteint un fonctionnement suffisamment œdipien pourra se dégager de ces situations en miroir et installer l’enfant à venir dans une place de sujet. De toute façon, le désir d’enfant n’existe qu’à l’état d’ébauche mise de côté, dans l’attente d’une construction ultérieure.
Enfant imaginaire : le couple et la grossesse
Annonce d’une grossesse
La résurgence de la psychosexualité infantile ramène souvenirs et fantasmes de l’enfance (en rapport avec la fratrie et les futurs grands-parents). Les deux conjoints tentent de s’affranchir d’une sourde culpabilité à l’égard de leurs parents en redevenant enfants, tout en leur vouant le futur bébé. De multiples craintes surgissent : « l’enfant sera-t-il normal ? Serons-nous capables d’aller jusqu’au bout de la grossesse ou de l’éducation de l’enfant ? ». La future mère, se retirant dans son narcissisme, lève ses censures et accède en direct à son inconscient (Bydlowski [44] – Delassus [60]).
Les traumatismes
Les traumatismes de tout ordre subis pendant la grossesse sont souvent invoqués dans l’après-coup pour expliquer les troubles d’un enfant. On a longtemps écarté ces explications causales avancées par les parents. La confiance que l’on accordait à la barrière placentaire est maintenant battue en brèche. Certaines observations récentes démontrent l’impact différé jusqu’à l’âge adulte d’un traumatisme de la grossesse. Mais le mystère de son mode d’inscription ou de transmission reste entier (voir chapitre 7).
Types d’interactions précoces et leurs niveaux
Partenaires et acteurs
De récentes études permettent de parler des compétences du fœtus (dès le troisième mois de grossesse) et des interactions qui se nouent précocement.
Développement du système nerveux et sensorimoteur : à moins de huit semaines le fœtus réagit au toucher du visage et se repère dans l’espace (mise en place de la sensibilité vestibulaire). Avant dix semaines, la déglutition et les réactions adaptées aux stimuli amers ou sucré attestent de la mise en place du goût. Avant vingt semaines l’oreille interne est fonctionnelle : des réactions spécifiques aux sons, à la musique et au langage en attestent. La mise en jeu précoce des neurones libres des aires associatives (Delassus [60,61]) permet l’apparition de séquences d’activité motrice spontanée (dont une partie apparaît du registre auto-érotique – ou plutôt autosensuel) et de comportements adaptés (recherche/évitement).
Mouvements émotionnels significatifs : ils répondent à des stimulations directes (sensorielles ou humorales) ou à des émotions maternelles. Les réactions de déplaisir se distinguent nettement de celles de plaisir.
Activité onirique : son apparition au sixième mois s’accompagne d’un plaisir évident attesté par le sourire.
Les compétences du nouveau-né apparaissent de nos jours comme beaucoup plus étendues qu’autrefois. À partir de l’analyse de séquences d’enregistrement vidéo, de nombreux chercheurs ont récemment mis en valeur d’étonnantes capacités de discrimination sensorielle et de coordination perceptivo-motrice que l’on ne soupçonnait pas jusqu’ici (on en trouvera un excellent résumé dans l’article de Porte in [163] p. 281-96). Ces compétences permettent au nourrisson d’échanger des messages et d’élaborer des conduites beaucoup plus complexes que les réflexes connus depuis longtemps (fouissement et succion).
Une loterie injuste et indécise, voici comment on pourrait qualifier le règlement qui préside au jeu des tout premiers échanges. Il y a incontestablement de bonnes combinaisons de numéros et d’autres plus périlleuses : des parents calmes et confiants accueilleront plus facilement toute sorte d’enfant et un bébé facile n’est pas donné à tous. Avant de dresser un acte d’accusation, tout clinicien doit tenter d’évaluer les chances et les obstacles de départ.
Observation des niveaux et des canaux d’interaction
Les interactions comportementales se développent chacune dans un domaine précis d’échanges.
L’observation et l’analyse des interactions requièrent une technique rigoureuse qui devra aussi prendre en compte les effets de l’observation sur le milieu observé et sur l’observateur. Dès 1962, Esther Bick a pris en compte ces deux derniers aspects en mettant au point une méthode d’observation régulière et contrôlée du bébé dans sa famille, méthode qui entend décrire au plus près ce qui se passe – en dehors de toute idéologie et de toute théorie ([120] et Haag in [163] p. 531-48). Cette méthode destinée d’abord à la formation de tous les psychanalystes a depuis été largement appliquée pour traiter des interactions pathologiques et former des intervenants (Houzel in [163] p. 519-30).
Enfant « réel » et premières interactions dans la dyade
Préhistoire de l’enfant réel : échanges avec le fœtus
À partir de quel moment un enfant devient-il réel ? On ne doute plus maintenant que bien avant la naissance le fœtus ne reçoive, n’intègre et n’émettent des messages complexes dans une interrelation avec le corps et le psychisme maternel comme avec l’environnement.
Traumatisme de la naissance
Détresse du nouveau né : on peut refuser de suivre O. Rank et ne pas considérer le long travail de l’accouchement et la brutalité du passage à la respiration aérienne comme un véritable traumatisme (représentable et inscriptible quelque part dans la psyché). Il faut quand même admettre l’intensité de la détresse contenue dans le premier cri. Le bébé appelle non seulement des soins médicaux mais la présence maternelle apaisante et enveloppante dans le peau-à-peau et les premiers mots doux qui le caressent et le nomment.
Dépression et joie maternelles : quel singulier et intense vécu que celui de la mère dans ces premières heures ! À la fierté se mêle le sentiment de perte d’une plénitude, l’admiration côtoie la déception et l’inquiétude ; cet être, toujours moins beau que celui qu’elle rêvait, paraît si fragile et imprévisible, elle va sûrement être incapable de répondre à ses besoins souvent énigmatiques. Cette confrontation entre le merveilleux bébé imaginaire et le bébé réel ne peut qu’entraîner un rapide mouvement dépressif qui s’estompera le plus souvent devant l’urgence de toutes les tâches à assumer et grâce à ce qu’apporte de gratifications un bébé déjà très actif dans l’interaction.
Même en dehors de ces cas extrêmes, la construction de l’amour maternel (dont reconnaît mieux maintenant qu’il est tout sauf un instinct inné) ne peut que se faire progressivement dans des tâtonnements qui intègrent nécessairement l’ambivalence (Badinter [13]).
Premiers mois
le portage permet un « dialogue tonique », postural et rythmique, dont on sait – depuis Marchand et Spitz – qu’il modèle et anime l’image du corps ;
l’allaitement (sous toutes ses formes) est un moment de rencontre particulièrement chargé d’affects et de fantasmes où la nécessité d’une adaptation mutuelle se vit dans l’urgence ;
les soins maternels sont l’occasion de séquences interactives particulièrement complexes où l’échange de gratifications érotiques et la contrainte se négocient dans des anticipations plus ou moins réussies. C’est dans ces moments privilégiés de caresses et de chansons que se modèle le Moi-peau, à partir de l’enveloppe sonore de Soi (D. Anzieu [4]) ;
plusieurs variétés de mères et de rencontres se différencient très tôt autour du régime de l’excitation mutuelle. C’est ainsi qu’on peut opposer des régimes satisfaisants (mère calmante) à des régimes de carence (mère excitante, mère berçante). Nous verrons l’importance de telles distinctions dans l’étude du narcissisme et des troubles psychosomatiques précoces.
Cette période peut être troublée par toute une série de troubles psychiques présentés par les mères : psychoses puerpérales – dépressions (avérées ou non) dans le tableau interactif de la mère morte que Green [111] a décrit et retrouvé souvent rétrospectivement – angoisse invasive de mort subite (entraînant une surveillance et une vérification de tous les instants) – phobies d’impulsion (crainte obsédante de faire du mal à son enfant dans un raptus incontrôlable où il serait poignardé, étouffé, noyé ou jeté par la fenêtre).
Tiers précoces
La dyade s’ouvre très tôt à des partenaires extérieurs. Le père, acteur présent très tôt de nos jours dans le nourrissage et les soins, joue aussi une partie importante dans les interactions fantasmatiques, soit directement, soit à travers le relais maternel. Le type de représentation paternelle que la mère construit et transmet infléchit ces interactions. On sait que son passage du statut d’objet partiel (pénis incorporé par la mère) à celui de partenaire érotique constitue un moment organisateur que D. Braunschweig et M. Fain ont nommé « censure de l’amante » [41].
Interactions pathologiques
Dans d’autres cas, l’observation note une insuffisance, une discontinuité ou une surcharge des échanges. La dépression plus ou moins masquée, la pathologie somatique récurrente, les accidents à répétition ou la maltraitance dominent dans d’autres situations à risque. Mais on s’inquiétera encore plus devant la rigidité ou l’imprévisibilité des comportements, devant des évitements massifs ou des transactions paradoxales. C’est là qu’une prise en charge longue, intensive et pluridisciplinaire tentera de prévenir la survenue d’une pathologie lourde, qui ne pourra jamais être affirmée avant la fin de la deuxième ou de la troisième année.
Le Soi et l’Autre
Objet et objets
Les divers objets
l’objet utilisé pour la satisfaction d’un besoin, objet purement fonctionnel dont le statut ne dépasse pas celui d’un fournisseur. La relation instaurée peut comporter une relation inverse où l’objet utilise le sujet ;
l’objet de la perception, dont on sait qu’il est halluciné avant d’être perçu. Il est le résultat de deux mécanismes successifs : l’hallucination de la satisfaction, en cas de déplaisir, et l’hallucination de l’objet absent, qui a apporté la satisfaction ;
l’objet anéanti ou qui n’a pu advenir dans les régressions gravissimes des hébéphrénies de l’adolescent ou dans les états autistiques ;
l’objet animé, l’objet inanimé qui peuvent longtemps ne pas être distingués. On sait que les autistes traitent systématiquement les objets inanimés comme s’ils étaient animés, et inversement (M. Mahler) ;
l’objet primaire, c’est-à-dire la mère ;
l’objet absent, qui fut pourvoyeur de la satisfaction et qu’il importe d’halluciner pour recréer la satisfaction et l’objet ;
l’objet perdu, dont l’ombre plus ou moins épaisse ne plane pas que sur le mélancolique avéré, mais aussi sur bien des morosités adolescentes ;
l’objet d’amour, l’objet de haine ;
l’objet interne, l’objet externe, qui se répondent en un jeu incessant et complexe de projections et d’introjections ;
l’objet fétiche et l’objet transitionnel ; pour Winnicot, ce dernier, qui est la première possession non-Moi, est trouvé-créé dans un espace intermédiaire entre la mère et l’enfant, espace réel et imaginaire où se développeront la créativité, la culture et l’art. L’échec de ce point organisateur impose le raccrochage à un fétiche ;
l’objet anaclitique, sur lequel reposent les structures fragiles et les états-limites ;
l’objet partiel et l’objet total, l’objet clivé et réuni ;
l’objet de la phobie, dont protège bien mal l’objet contraphobique ;
l’objet du Moi, investi de libido narcissique comme peut l’être le Moi lui-même (objet-Moi). Mais cet investissement s’opère-t-il d’emblée ou dans un retour au Moi (narcissisme secondaire) ?
l’objet de la pulsion, enfin, objet introjecté et représenté comme un objet total, au terme d’un long processus maturatif.
Relations d’objet
Les cliniciens d’adultes emploient volontiers le terme, à nos yeux trop vague, de relation d’objet. Il permet bien sûr, comme le note Boulanger dans cet ouvrage, « de résumer dans la relation à l’autre un niveau de maturation libidinale, de structuration du Moi et d’organisation défensive ». En fait, il permet surtout de redécrire un comportement ou un caractère sur un mode phénoménologique : mise en évidence dans l’espace de la relation, d’une direction, d’une distance, d’une intentionnalité et d’une signification sous-jacente. Si on reste à la stricte définition, par Freud, de l’objet comme « objet des pulsions », parler de relation d’objet n’est alors qu’une transposition redondante de la théorie topique et économique. Cette transposition apparaît dangereuse à Green sur le plan métapsychologique, parce qu’elle supprime la distinction entre libido d’objet et libido narcissique ([115] p. 89).
Identité et identifications
Identification : genèse de l’identité
Identifications primaires. On peut se les représenter de plusieurs manières plus ou moins convergentes. Dans la lignée de K. Abraham et de M. Klein, on parlera d’une incorporation orale suivie d’une introjection (M. Torok [238]). Mais ce processus ne concerne pas que le sujet. Du côté de l’objet, en effet, on assiste à toute une série de projections identificatoires qui sont une réponse agissante sur le sujet. Ces réponses le constituent et l’animent. Ces projections comportent autant de bons contenus que de mauvais. La position dépressive permet ensuite la réunion, en soi comme au dehors, de ces imagos clivées. Les travaux actuels ont mis en évidence des mécanismes encore plus archaïques comme l’identification adhésive, collage peau à peau observé par Meltzer chez les autistes comme défense contre le démantèlement. Toutes ces observations mettent en évidence l’importance du vécu corporel le plus archaïque (G. Haag et F. Tustin). Dans une tout autre lignée, E. Kestemberg considère que l’identification homosexuelle primaire (être le même) jouerait un rôle important dans les deux sexes.
Identifications secondaires. Elles sont partielles (à des comportements ou des qualités de l’objet) ou totales. Une de leurs formes est l’identification à l’agresseur, qui survient précocement, au moment de l’acquisition du non, et tardivement, dans le jeu et les fantasmes. E. Jacobson a résumé ainsi les étapes de l’identité chez l’enfant :
À toutes les étapes, l’identification joue un double rôle : mécanisme défensif, qui a pour but de réparer une perte, et mécanisme d’appropriation de l’objet, dans le but de devenir à la fois semblable et différent. Chaque identification achevée est la réussite d’un travail de deuil qui installe, vivant en soi, un disparu et non pas son ombre.
Domaines de l’identité
Cette identité parallèle du sujet et de l’objet se déploie et se constitue dans plusieurs champs.
Dans le temps : la mémoire, le récit, la constitution d’une histoire personnelle. Notons d’ailleurs que son contraire, l’amnésie infantile (c’est-à-dire de l’enfance), ne surviendra qu’à la latence. Elle peut apparaître pourtant dans les très rares épisodes aigus de certaines hystéries.
Dans l’espace : l’enfant s’attribue longtemps une place centrale et cet espace constitue une superposition d’enveloppes de son propre corps et du corps maternel. Il serait même plus exact de parler d’une série de cercles concentriques tracés sur un espace plan à deux dimensions. L’acquisition de la troisième dimension nécessitera une séparation suffisante d’avec l’objet. La plupart des structures psychotiques et certaines organisations allergiques ne peuvent jamais opérer cette mise à distance. Cet espace tridimensionnel est le domaine de la toute-puissance infantile et de la pensée magique. L’enfant y navigue entre lieux protecteurs (maison maternelle) et lieux maléfiques du dehors (comme quelquefois l’école).
Identité du corps propre et du corps de l’autre dans un même espace (avec ses avatars, non seulement dans la psychose, mais dans les dysharmonies avec dyspraxie).
Identité personnelle qui se manifeste par l’emploi correct du Je et permet le plaisir du fonctionnement mental.
Identité sexuelle (ou identité de genre) qui n’est achevée qu’après l’adolescence (deuxième temps de l’Œdipe) et qui doit conserver toujours un fond de bisexualité psychique latente (malgré un choix clair et manifeste de rôle).
Continuité et ruptures
Fixation et régression
On évoque souvent la « régression » en clinique adulte pour qualifier certains symptômes et même certaines organisations, sans pousser plus loin l’analyse et sans répondre à la question suivante : « qui (ou quoi) régresse ? et vers où ? ». Il est plus facile d’ailleurs de répondre à la seconde question : on retourne en sens inverse jusqu’à un point de fixation mis en place au cours de l’enfance. Dans d’autres cas, on invoquera des « fixations » exagérées pour expliquer la persistance d’un fonctionnement infantile.
Fixations infantiles
La clinique de l’enfant n’évoque guère la régression, sinon pour qualifier de « régressifs » certains comportements immatures ou franchement déviants. En revanche, elle tente de repérer divers points de fixation au cours du développement. Mais ce développement ne s’effectue pas de façon linéaire, selon un calendrier rigoureux dans lequel chaque stade annule le précédent. On observe plutôt la coexistence de plusieurs modes de fonctionnement, et de plusieurs types de relation objectale. Quand un mode de fonctionnement réputé archaïque conserve une place trop importante, on suppose l’existence d’un point de fixation. On le définit par référence à l’excès d’énergie investie sur une zone érogène et une fonction du corps (fixation orale, anale, etc.). Il faut s’en tenir à la définition de Freud : « lorsque le lien entre la pulsion et l’objet est particulièrement étroit, nous parlons de fixation… Elle met fin à la modalité de la pulsion en s’opposant intensément à sa libération » [90]. Une telle fixation ne s’opère pas seulement à la suite d’une frustration et n’indique pas obligatoirement un manque. La satisfaction excessive d’une pulsion partielle peut créer une fixation sur la zone hyperexcitée. Une frustration dosée, en revanche, peut être l’occasion d’un progrès, d’un remaniement pulsionnel. Pour cette raison certaines pédagogies et certaines techniques psychothérapiques, qui se veulent comblantes et non frustrantes, manquent souvent leur but. Une fixation se définit surtout de façon économique et non temporelle, car elle peut se constituer bien après la phase considérée (et la référence à cette phase n’est souvent qu’une métaphore commode).
Modalités de la régression
régression topique : au sens freudien de chemin inverse parcouru par l’excitation : dans le rêve bien sûr, mais aussi dans le jeu et le fantasme ;
régression formelle : apparition de structures, de modes de fonctionnement moins différenciés, par exemple passage du processus secondaire au processus primaire, choix d’un mode défensif plus archaïque. Les deux types de régression que nous venons d’évoquer peuvent être très courts, quasi physiologiques chez l’enfant, ou au contraire s’installer comme un mode de fonctionnement définitif : on a alors affaire à une structure mal organisée sur le plan topique, où les limites entre nuit et jour, rêve et réalité restent labiles et indécises ;
démentalisation, qui serait un autre mode de régression topique et formelle : un rejeton pulsionnel et l’énergie qui l’accompagne, au lieu de faire le détour par la sphère mentale (pour être lié et représenté à ce niveau), la court–circuite et se décharge seulement au niveau du corps et de l’agir.