14: Clinique et théorie de la clinique infantile

14 Clinique et théorie de la clinique infantile



J.-J. Lustin







Introduction

La clinique de l’enfant est une clinique paradoxale et d’invention récente. Si elle apparaît maintenant avoir conquis son autonomie, elle a longtemps été la fille pauvre ou bien la fiction théorique de la clinique adulte. Avant d’observer et d’ordonner la pathologie infantile, la psychanalyse a construit dans l’après-coup un enfant hypothétique, tout en maintenant l’enfant réel à une distance prudente. Ainsi, Freud a laissé le petit Hans aux bons soins de son père (et ne l’a rencontré lui-même que deux fois). Il a ensuite abandonné le domaine de l’enfant à des femmes et à des analystes « laïcs », parmi lesquels régnaient sa fille Anna ou une redoutable ennemie comme Mélanie Klein.


Cette séparation entre deux cliniques au développement parallèle n’opposait que deux conceptions de la cure-type et s’est maintenue jusqu’à la fin des années 1940. C’est alors que des psychanalystes (qui étaient aussi pédopsychiatres) ajoutèrent à leur pratique de cabinet une présence dans les services hospitaliers ou les institutions spécialisées, non seulement pour essayer de pratiquer des cures dans ce cadre périlleux, mais pour inventer de nouveaux types de soin qui prendraient en compte les concepts psychodynamiques. La clinique de l’enfant a pu alors se développer dans un intense travail multidisciplinaire de recherche-action, et tenter une double intégration (dans le champ médicosocial comme dans celui de la psychopathologie). Cette clinique s’étayait sur une pratique et sur une théorie du soin qui s’enrichirent d’autant plus que ces soignants essayèrent de prendre en charge aussi bien les pathologies les plus graves que les plus précoces. Ils allèrent même jusqu’à fréquenter des chercheurs de disciplines connexes (éthologues, psychosociologues, praticiens des groupes, etc.) et oser leur emprunter techniques et concepts. Ce renoncement à la pureté et à l’asepsie leur fut vivement reproché – tout comme l’éclectisme apparent de leurs théories.


Pour soigner les bébés et les adolescents, les successeurs de ces pionniers s’engagèrent encore plus avant dans ce travail pluridisciplinaire et voulurent explorer au plus près le « terrain » (maternités, crèches et services de PMI – divers services de justice et lieux d’errance, de violence et de fête) en se gardant de perdre leur identité.


Cet essor de la clinique infantile ne peut en effet être séparé d’un intense travail théorique qui a tenté de lui donner des outils techniques originaux et des outils de pensée. Cela ne s’est pas fait sans de multiples emprunts qu’elle se doit de tester avec rigueur et d’intégrer, si elle ne veut pas apparaître comme une collection hétéroclite de recettes empiriques et de concepts hétérogènes.


Dans la première partie de ce chapitre nous étudierons les caractéristiques de cette théorie. Construite à partir de l’expérience et constamment mise à l’épreuve des faits, elle comporte en même temps des a priori pleinement assumés et toujours critiqués. Elle prétend être scientifique et obéir aux critères de K. Popper, en étant toujours réfutable et révisable.


Comment la théorie de la clinique infantile peut-elle faire la preuve de sa rigueur et de sa cohérence, aussi bien dans son champ propre que dans celui de l’ensemble de la psychologie pathologique ? Comment mesurer son utilité, comment prouver sa nécessité, comment tester sa validité ?


Examinons d’abord les fonctions essentielles de cette théorie :



Notre exposé tentera de montrer le caractère dialectique de cette construction en étudiant successivement les concepts contradictoires qui ont trait à la genèse et ceux qui sont en rapport avec la structure.



Une seconde partie, consacrée aux grandes organisations pathologiques, illustrera la diversité des étapes et des ratés de cette mentalisation chez l’enfant.



Principaux concepts théoriques



Concepts relatifs à la genèse et au développement



Inné et acquis


Toute l’histoire de la psychologie normale et pathologique peut se résumer en une querelle, encore vivante, entre les tenants de l’inné et ceux de l’acquis. Selon les représentants actuels des théories de l’inné, le comportement du nourrisson obéirait à des instincts primaires, qui préexisteraient à toute relation et à tout apprentissage : Balint, après Ferenczi, affirme qu’il y a un besoin de contact et d’accrochage primaire à l’objet (l’amour primaire). Cette théorie converge avec celle de cliniciens qui utilisent les concepts de l’éthologie animale et décrivent un instinct primaire d’attachement et ses « mécanismes de déclenchement » (par rencontre de cet instinct avec une gestalt spécifique des stimuli). Ainsi, Bowlby repousse l’idée d’un attachement secondaire à la mère qui assouvit ses besoins. Pour lui, l’enfant a un besoin inné du sein (théorie de la succion primaire de l’objet) et un besoin inné de contacts somatiques et psychiques avec un être humain. Ce besoin ne serait pas lié au besoin oral (théorie de l’accrochement primaire à l’objet). Cinq réponses de l’enfant feraient partie de ce comportement inné d’attachement : sucer, s’accrocher à, suivre, pleurer, sourire.


À l’inverse, les tenants de la théorie de l’acquis réduisent au minimum la place des réponses innées pour s’en tenir à l’étude des réponses progressivement construites à partir du dedans comme du dehors.


Pour sortir d’une opposition aussi irréductible, il me semble nécessaire de s’interroger sur ce qui pourrait exister en amont, sur ce préalable qui rendrait possible tout comportement précoce ou tardif et tout fonctionnement réflexe ou secondarisé. Nous appellerons équipement un tel préalable.



Équipement


Toute une partie des conditions de la vie psychique d’un individu n’appartient pas au champ de cette vie psychique. Bien qu’elle pèse d’un poids important cette part apparaît au départ non représentée et sera à jamais non représentables : elle constitue un substrat plus ou moins muet. Parler d’équipement, c’est une façon, un peu décalée, de prendre en compte le « roc du biologique ». Cette formule fait référence en premier à des données matérielles (l’anatomie-physiologie générale et nerveuse de l’organisme d’un sujet, son patrimoine génétique et immunitaire et ses régulations humorales) en lui adjoignant certains éléments immatériels (traits réactifs ou aptitudes psychologiques).


On peut définir cet équipement comme ce dont l’enfant dispose à un moment donné pour négocier et intégrer une situation. L’équipement serait donc un éventail de moyens, constitués progressivement et de façon dialectique. Cette synthèse, plus ou moins harmonieuse, intégrerait à plusieurs niveaux divers éléments innés et acquis, anciens et nouveaux.



L’équipement de départ

Il comporte :



La combinaison de ces divers éléments fait apparaître, chez chaque enfant, certains modes réactionnels quasi congénitaux et qui lui sont propres. Ainsi, on pourrait caractériser chaque individu :



On doute de moins en moins maintenant qu’une part importante de ce premier équipement est déjà constituée lors de la vie fœtale.


Tous les enfants ne sont pas également dotés au départ, et nous verrons plus loin l’importance que revêt, pour l’évolution ultérieure, cette opposition entre enfants faciles ou richement équipés et enfants pauvres ou difficiles. L’évolution ultérieure corrigera ou aggravera cette inégalité.




Fonctions et instruments


On peut aborder autrement les rapports de l’inné et de l’acquis en étudiant les diverses fonctions et leurs instruments. Ces fonctions se définissent aussi bien par leur but que par les moyens employés.



Une ou plusieurs zones érogènes significatives établissent un rapport direct ou indirect avec chaque fonction et chaque instrument :




image Le type prévalent d’énergie investie appartient au domaine de la libido narcissique ou de la libido objectale (érotique, agressive ou neutre). Les modalités et le calendrier de cet investissement varient : des étayages successifs ou simultanés organisent de façon plus ou moins différenciée le fonctionnement.


image La représentation psychique peut être essentielle ou non à leur exercice. Aussi, on examinera la forme, le lieu et le mode d’avènement de cette représentation ainsi que son lien avec le fantasme et l’affect. Cet exercice est-il toujours conscient, préconscient ou inconscient ? Existe-t-il un plaisir de fonctionnement, essentiel ou accessoire ? Ce plaisir prend-il la première place au détriment des fins habituelles (fonctionnement autonome, auto-érotique, ou pervers) ?


image La dynamique du développement et de l’intégration : la précocité ou la prévalence de certaines fonctions peut être liée à un surinvestissement par les parents ou par l’enfant. Ce fonctionnement exagéré lié à un mode relationnel revêt une valeur défensive.


image Les dysharmonies entre fonctions semblent résulter d’un processus pathologique et ressortir d’une des trois grandes lignées. Signalons aussi (comme nous le développerons plus loin) le caractère inquiétant des grandes précocités.


image L’inhibition peut aussi bien traduire des conflits d’ordre névrotique qu’une restructuration économique radicale (dans le domaine du déficit et de la psychose).


image L’instrument ou la fonction peuvent apparaître comme une enclave non intégrée dans le Moi et le système conscient. Suscitant la colère du Surmoi, ils ont subi des contre-investissements massifs qui se traduisent par l’inhibition ou un fonctionnement anarchique.



Déterminisme et liberté : l’histoire interactive de l’enfant dans sa famille


L’interrogation sur l’inné et l’acquis pose déjà la question de la liberté de manœuvre d’un individu face aux déterminations qui pèsent sur lui. Mais les conditions sociales et familiales pèsent aussi sur son développement au point de l’expliquer complètement pour certains, alors que d’autres minimisent ou nient l’influence du milieu. La controverse essentielle a porté longtemps sur le rôle de la mère et sur son éventuelle toute-puissance.


L’observation de l’enfant a renouvelé complètement la façon de concevoir les rapports de l’enfant et de son milieu en étudiant une histoire en train de se faire. Cette étude fait appel à la notion d’interaction. On peut la définir comme une interrelation dynamique entre plusieurs partenaires interdépendants qui exercent des actions réciproques. Chacun subit l’influence des autres tout en agissant sur eux. Dans une telle conception dynamique, la question de savoir qui inaugure les échanges est hors de propos. Bien sûr on ne peut nier l’inégalité qui règne au début entre les partenaires, mais parler d’interaction prend en compte l’activité propre du nourrisson et les effets qu’il exerce sur ses parents (et sur les soins qu’il reçoit). Ces interactions commencent à bas bruit dès la vie fœtale (de façon encore mystérieuse et pour le moment peu formalisable).


Ces nouvelles recherches n’ont pas pour autant effacé les acquis antérieurs sur la construction de la représentation de l’enfant fantasmatique pendant les années qui précèdent celle de l’enfant imaginaire et la venue de l’enfant réel.



Préhistoire de l’enfant fantasmatique


Tout enfant a reçu très tôt, de ses parents comme de ses grands-parents, des messages transgénérationnels complexes, parmi lesquels se dessinent la place et le rôle des futurs enfants de la lignée : prescriptions plus ou moins implicites, fantasmes et secrets familiaux encadrent et infléchissent l’élaboration de cet enfant fantasmatique.



Construction et avenir d’une représentation chez la fille

L’enfant futur existe depuis longtemps dans le vécu fantasmatique de la petite fille ; enfant qui n’est « donné par le père » qu’au terme d’une longue évolution des théories sexuelles.



image L’enfant oral, l’enfant-nourriture, bonne ou mauvaise, tel que l’imaginent les théories de fécondation par la bouche (avec l’équation symbolique lait = sperme) et les fantasmes d’incorporation du pénis paternel par la mère. On retrouve les traces de cet enfant oral chez les adolescentes atteintes d’anorexie mentale qui refusent en bloc nourriture, sexualité et maternité. Un fonctionnement analogue apparaît chez les futures mères qui vomissent de façon incoercible pour expulser cet enfant-mauvaise-nourriture. En revanche, les jeunes femmes qui ont vécu une période orale heureuse vivent leur grossesse comme une intense régression permise où elles s’autorisent à grossir et à satisfaire leurs caprices alimentaires.


image L’enfant excrémentiel : que la mère garde en elle (M. Klein), apparaît dans les théories infantiles d’accouchement par l’anus. L’enfant désire voir, attaquer, fragmenter cet enfant fécal, le voler à sa mère. Un conflit autour du plaisir de rétention colore certaines grossesses et peut rendre difficile l’accouchement.


image L’enfant phallus : compense la perte d’objet et restaure le narcissisme. Cet objet partiel doit rester éternellement attaché pour que la blessure soit colmatée. Une fixation serrée, à ce stade prégénital, expliquera pourquoi certaines femmes traitent leur enfant comme un organe vital garant de leur toute-puissance.


image La représentation condensée : « fèces-pénis-enfant » marque une plaque tournante importante, parce qu’elle résume autant les phases antérieures qu’elle prépare la suite de l’évolution.


image L’enfant tiers-personnifié : si la fille a abordé heureusement la problématique œdipienne, l’enfant représente un sujet inclus dans la scène primitive génitale (où figurent des parents séparés et sexués). L’enfant à venir est alors donné par le père si le double « changement d’objet » s’est heureusement opéré.





Enfant imaginaire : le couple et la grossesse







Types d’interactions précoces et leurs niveaux



Partenaires et acteurs

De récentes études permettent de parler des compétences du fœtus (dès le troisième mois de grossesse) et des interactions qui se nouent précocement.



Ces observations probantes permettraient peut-être d’esquisser dès maintenant une psychologie et une psychopathologie du fœtus. Paradoxalement ce sont des cliniciens d’adultes fascinés par l’originaire qui sauteraient plus facilement le pas que les cliniciens d’enfants (plus myopes… ou plus prudents).


Les compétences du nouveau-né apparaissent de nos jours comme beaucoup plus étendues qu’autrefois. À partir de l’analyse de séquences d’enregistrement vidéo, de nombreux chercheurs ont récemment mis en valeur d’étonnantes capacités de discrimination sensorielle et de coordination perceptivo-motrice que l’on ne soupçonnait pas jusqu’ici (on en trouvera un excellent résumé dans l’article de Porte in [163] p. 281-96). Ces compétences permettent au nourrisson d’échanger des messages et d’élaborer des conduites beaucoup plus complexes que les réflexes connus depuis longtemps (fouissement et succion).


Mais, on ne doit pas oublier la grande inégalité de départ entre nourrissons « faciles » et « difficiles ». Les seconds, souvent de petit poids (même s’ils ne sont pas prématurés), peinent à trouver le sein et le sommeil et tardent à s’installer dans la périodicité des rythmes. Trop excitables et difficiles à satisfaire, ils pleurent sans qu’on arrive à trouver pourquoi. Ils mettent à rude épreuve des parents désarmés qu’ils gratifient peu. À l’opposé, les bébés faciles sont souvent des gros pères souriants, vite dotés d’un bon appétit et d’un bon sommeil. Ils savent s’adapter à des parents rigides, tout comme ils rassurent et gratifient des parents anxieux et doutant d’eux-mêmes.


Les compétences des parents sont en revanche beaucoup plus difficiles à apprécier. Bien sûr, leur histoire antérieure et ce qui s’est joué durant la grossesse permettent, dans une certaine mesure, de les imaginer plus ou moins préparés à ce qui arrive et qui est toujours une surprise, sinon un traumatisme. Pour y faire face, ils ne peuvent recourir à l’improbable instinct maternel : celui-ci appartient au domaine des idéalisations maintenant dénoncées. Les mères apprennent progressivement à être la mère de ce bébé-ci (et avec son aide !)


Une loterie injuste et indécise, voici comment on pourrait qualifier le règlement qui préside au jeu des tout premiers échanges. Il y a incontestablement de bonnes combinaisons de numéros et d’autres plus périlleuses : des parents calmes et confiants accueilleront plus facilement toute sorte d’enfant et un bébé facile n’est pas donné à tous. Avant de dresser un acte d’accusation, tout clinicien doit tenter d’évaluer les chances et les obstacles de départ.



Observation des niveaux et des canaux d’interaction

L’étude et la conceptualisation des interactions se sont beaucoup enrichies et ont été mieux intégrées à partir du moment où elle a pris en compte d’autres niveaux d’interactions que les comportements observables.


Les interactions comportementales se développent chacune dans un domaine précis d’échanges.


Les interactions affectives comportent d’abord cet échange et cet ajustement d’émotions que D. Stern a nommé « accordage affectif » et qui s’effectue à travers des échanges de comportements de niveaux différents chez chaque partenaire. Chacun d’eux module et modèle de façon progressive (souvent différée et durable) l’expression affective de l’autre : dans cet échange, le bébé se montre très tôt actif et réactif.


Les interactions fantasmatiques prennent en compte tous les éléments psychodynamiques présents dans la rencontre : passé, projections, attentes inconscientes et narrativité en train de se construire.


L’observation et l’analyse des interactions requièrent une technique rigoureuse qui devra aussi prendre en compte les effets de l’observation sur le milieu observé et sur l’observateur. Dès 1962, Esther Bick a pris en compte ces deux derniers aspects en mettant au point une méthode d’observation régulière et contrôlée du bébé dans sa famille, méthode qui entend décrire au plus près ce qui se passe – en dehors de toute idéologie et de toute théorie ([120] et Haag in [163] p. 531-48). Cette méthode destinée d’abord à la formation de tous les psychanalystes a depuis été largement appliquée pour traiter des interactions pathologiques et former des intervenants (Houzel in [163] p. 519-30).




Enfant « réel » et premières interactions dans la dyade


Chaque partenaire subit l’action des autres en même temps qu’il agit sur eux à tous les niveaux que nous venons de détailler. Mais pour décrire et détailler ces interactions très complexes, il reste malgré tout plus commode de les classer par séquences de comportements significatifs au cours des premiers mois de la vie.




Traumatisme de la naissance



Mais, il y a des naissances difficiles et la mère d’un prématuré en détresse respiratoire, qu’on emmène d’urgence pour une durée indéterminée en néonatologie, vit une intense catastrophe : elle n’a pu vivre les premières minutes intenses du peau-à-peau avec son enfant, le baigner de son regard et de ses paroles. Tout concourt à faire d’elle la mère insatisfaisante, ou mauvaise, d’un monstre inachevé qu’elle n’a pas eu le temps de voir. Malgré les réelles améliorations intervenues dans les services de prématurés il lui est difficile de nourrir, d’investir et d’aimer celui qui lutte contre la mort avec l’aide d’étranges et froides machines.


Même en dehors de ces cas extrêmes, la construction de l’amour maternel (dont reconnaît mieux maintenant qu’il est tout sauf un instinct inné) ne peut que se faire progressivement dans des tâtonnements qui intègrent nécessairement l’ambivalence (Badinter [13]).



Premiers mois

Dans la multiplicité des moments d’échange, certaines situations paraissent particulièrement riches et exemplaires :



Cette période peut être troublée par toute une série de troubles psychiques présentés par les mères : psychoses puerpérales – dépressions (avérées ou non) dans le tableau interactif de la mère morte que Green [111] a décrit et retrouvé souvent rétrospectivement – angoisse invasive de mort subite (entraînant une surveillance et une vérification de tous les instants) – phobies d’impulsion (crainte obsédante de faire du mal à son enfant dans un raptus incontrôlable où il serait poignardé, étouffé, noyé ou jeté par la fenêtre).






Le Soi et l’Autre


Séparer la constitution de l’objet et celle de la personne propre serait d’autant plus artificiel que ce sont deux processus où le Moi ne peut se construire qu’à partir de la différenciation de l’objet et de l’identification à cet objet. La proposition inverse est d’ailleurs tout aussi valable, proposition qui subordonne la construction de l’objet à l’émergence d’un Moi auquel l’identifier ! Arthur Rimbaud l’avait bien pressenti lorsqu’il énonça comme une prophétie : « Je est un Autre ».



Objet et objets


On sait distinguer depuis longtemps l’objet et les choses matérielles. Seules les secondes peuvent avoir une existence qui ne dépende pas d’un inventeur ou d’un possesseur : elles peuvent n’être l’objet de personne ! En revanche, l’objet qui nous occupe renvoie toujours à qui le crée ou à ce qui l’anime ; ce lien est clairement signifié par la préposition de qui lui attribue un complément d’origine ou d’appartenance.



Les divers objets

Objet de qui, objet de quoi ? Les réponses sont multiples, qu’il faudra ordonner pour marquer les niveaux de différenciation. Certains de ces objets constituent des paires contrastées :



image l’objet utilisé pour la satisfaction d’un besoin, objet purement fonctionnel dont le statut ne dépasse pas celui d’un fournisseur. La relation instaurée peut comporter une relation inverse où l’objet utilise le sujet ;


image l’objet de la perception, dont on sait qu’il est halluciné avant d’être perçu. Il est le résultat de deux mécanismes successifs : l’hallucination de la satisfaction, en cas de déplaisir, et l’hallucination de l’objet absent, qui a apporté la satisfaction ;


image l’objet anéanti ou qui n’a pu advenir dans les régressions gravissimes des hébéphrénies de l’adolescent ou dans les états autistiques ;


image l’objet animé, l’objet inanimé qui peuvent longtemps ne pas être distingués. On sait que les autistes traitent systématiquement les objets inanimés comme s’ils étaient animés, et inversement (M. Mahler) ;


image l’objet primaire, c’est-à-dire la mère ;


image l’objet absent, qui fut pourvoyeur de la satisfaction et qu’il importe d’halluciner pour recréer la satisfaction et l’objet ;


image l’objet perdu, dont l’ombre plus ou moins épaisse ne plane pas que sur le mélancolique avéré, mais aussi sur bien des morosités adolescentes ;


image l’objet d’amour, l’objet de haine ;


image l’objet interne, l’objet externe, qui se répondent en un jeu incessant et complexe de projections et d’introjections ;


image l’objet fétiche et l’objet transitionnel ; pour Winnicot, ce dernier, qui est la première possession non-Moi, est trouvé-créé dans un espace intermédiaire entre la mère et l’enfant, espace réel et imaginaire où se développeront la créativité, la culture et l’art. L’échec de ce point organisateur impose le raccrochage à un fétiche ;


image l’objet anaclitique, sur lequel reposent les structures fragiles et les états-limites ;


image l’objet partiel et l’objet total, l’objet clivé et réuni ;


image l’objet de la phobie, dont protège bien mal l’objet contraphobique ;


image l’objet du Moi, investi de libido narcissique comme peut l’être le Moi lui-même (objet-Moi). Mais cet investissement s’opère-t-il d’emblée ou dans un retour au Moi (narcissisme secondaire) ?


image l’objet de la pulsion, enfin, objet introjecté et représenté comme un objet total, au terme d’un long processus maturatif.





Relations d’objet

Les cliniciens d’adultes emploient volontiers le terme, à nos yeux trop vague, de relation d’objet. Il permet bien sûr, comme le note Boulanger dans cet ouvrage, « de résumer dans la relation à l’autre un niveau de maturation libidinale, de structuration du Moi et d’organisation défensive ». En fait, il permet surtout de redécrire un comportement ou un caractère sur un mode phénoménologique : mise en évidence dans l’espace de la relation, d’une direction, d’une distance, d’une intentionnalité et d’une signification sous-jacente. Si on reste à la stricte définition, par Freud, de l’objet comme « objet des pulsions », parler de relation d’objet n’est alors qu’une transposition redondante de la théorie topique et économique. Cette transposition apparaît dangereuse à Green sur le plan métapsychologique, parce qu’elle supprime la distinction entre libido d’objet et libido narcissique ([115] p. 89).


On peut néanmoins employer ce terme au pluriel pour créer une typologie dans une perspective génétique ; ainsi, une relation d’objet de type anal désigne un fonctionnement où la pulsion partielle anale investit l’objet et lui permet d’être représenté. Deux classifications souvent parallèles peuvent coexister : à celle que nous venons d’évoquer, basée sur les diverses zones érogènes, on peut ajouter une classification des pathologies qui seraient toutes définies par une relation d’objet spécifique. On parlera alors de relation d’objet psychotique pour désigner la façon dont la psychose affecte le lien à l’objet interne et modifie cet objet.



Identité et identifications


L’identité personnelle se constitue en parallèle avec l’avènement de l’objet, dans un processus où le Soi et l’objet repèrent et identifient chacun l’autre partenaire. Ce verbe « identifier » a deux formes de construction du complément qui montrent bien les liens entre identité et identification. La première forme est transitive : identifier quelqu’un, c’est lui donner identité et permanence. La seconde intransitive : identifier à quelqu’un se réfère au choix d’un modèle.



Identification : genèse de l’identité

Cette genèse de l’identité se confond donc avec la série des diverses identifications au cours du développement.



image Identifications primaires. On peut se les représenter de plusieurs manières plus ou moins convergentes. Dans la lignée de K. Abraham et de M. Klein, on parlera d’une incorporation orale suivie d’une introjection (M. Torok [238]). Mais ce processus ne concerne pas que le sujet. Du côté de l’objet, en effet, on assiste à toute une série de projections identificatoires qui sont une réponse agissante sur le sujet. Ces réponses le constituent et l’animent. Ces projections comportent autant de bons contenus que de mauvais. La position dépressive permet ensuite la réunion, en soi comme au dehors, de ces imagos clivées. Les travaux actuels ont mis en évidence des mécanismes encore plus archaïques comme l’identification adhésive, collage peau à peau observé par Meltzer chez les autistes comme défense contre le démantèlement. Toutes ces observations mettent en évidence l’importance du vécu corporel le plus archaïque (G. Haag et F. Tustin). Dans une tout autre lignée, E. Kestemberg considère que l’identification homosexuelle primaire (être le même) jouerait un rôle important dans les deux sexes.


image Identifications secondaires. Elles sont partielles (à des comportements ou des qualités de l’objet) ou totales. Une de leurs formes est l’identification à l’agresseur, qui survient précocement, au moment de l’acquisition du non, et tardivement, dans le jeu et les fantasmes. E. Jacobson a résumé ainsi les étapes de l’identité chez l’enfant :






À toutes les étapes, l’identification joue un double rôle : mécanisme défensif, qui a pour but de réparer une perte, et mécanisme d’appropriation de l’objet, dans le but de devenir à la fois semblable et différent. Chaque identification achevée est la réussite d’un travail de deuil qui installe, vivant en soi, un disparu et non pas son ombre.



Domaines de l’identité

Cette identité parallèle du sujet et de l’objet se déploie et se constitue dans plusieurs champs.



L’étape suivante instaure l’espace abstrait et désexualisé qui seul permettra l’apprentissage des mathématiques et même de la lecture.




Continuité et ruptures


Il est de plus en plus difficile de soutenir que l’être humain se développe le long d’un seul axe linéaire et continu. La clinique de l’enfant renforce l’impression que le désordre, la discontinuité rompent sans cesse une trajectoire qui s’avère toujours pluri-axiale et imprévisible.



Fixation et régression


On évoque souvent la « régression » en clinique adulte pour qualifier certains symptômes et même certaines organisations, sans pousser plus loin l’analyse et sans répondre à la question suivante : « qui (ou quoi) régresse ? et vers où ? ». Il est plus facile d’ailleurs de répondre à la seconde question : on retourne en sens inverse jusqu’à un point de fixation mis en place au cours de l’enfance. Dans d’autres cas, on invoquera des « fixations » exagérées pour expliquer la persistance d’un fonctionnement infantile.



Fixations infantiles

La clinique de l’enfant n’évoque guère la régression, sinon pour qualifier de « régressifs » certains comportements immatures ou franchement déviants. En revanche, elle tente de repérer divers points de fixation au cours du développement. Mais ce développement ne s’effectue pas de façon linéaire, selon un calendrier rigoureux dans lequel chaque stade annule le précédent. On observe plutôt la coexistence de plusieurs modes de fonctionnement, et de plusieurs types de relation objectale. Quand un mode de fonctionnement réputé archaïque conserve une place trop importante, on suppose l’existence d’un point de fixation. On le définit par référence à l’excès d’énergie investie sur une zone érogène et une fonction du corps (fixation orale, anale, etc.). Il faut s’en tenir à la définition de Freud : « lorsque le lien entre la pulsion et l’objet est particulièrement étroit, nous parlons de fixation… Elle met fin à la modalité de la pulsion en s’opposant intensément à sa libération » [90]. Une telle fixation ne s’opère pas seulement à la suite d’une frustration et n’indique pas obligatoirement un manque. La satisfaction excessive d’une pulsion partielle peut créer une fixation sur la zone hyperexcitée. Une frustration dosée, en revanche, peut être l’occasion d’un progrès, d’un remaniement pulsionnel. Pour cette raison certaines pédagogies et certaines techniques psychothérapiques, qui se veulent comblantes et non frustrantes, manquent souvent leur but. Une fixation se définit surtout de façon économique et non temporelle, car elle peut se constituer bien après la phase considérée (et la référence à cette phase n’est souvent qu’une métaphore commode).


En fait, il est extrêmement difficile de distinguer l’exercice normal d’une zone érogène d’un échec ou d’un mésusage. Ce n’est que dans l’après-coup (au plus tôt à la phase de latence) que se constituent et se distinguent aussi bien des fixations solides et souples que des fixations médiocres ou exagérées. La qualité, le risque ou l’intérêt de ces fixations n’apparaîtront qu’à la faveur de mouvements régressifs ultérieurs – mouvements qui pourront ou bien s’avérer féconds et organisateurs ou bien se révéler destructeurs.


L’importance de la fixation à une zone érogène ne doit pas faire oublier l’existence d’un autre type de fixation infantile contenu dans la définition de Freud. Quand il parle d’un lien particulièrement étroit entre la pulsion et l’objet, il nous renvoie aux fixations à un objet infantile qui ne pourra jamais être remplacé, déplacé ou substitué. Au premier plan de celles-ci figure, bien sûr, l’étroite fixation à une mère « archaïque » dont l’empreinte serait ineffaçable.



Modalités de la régression

Pendant tout cet exposé, nous nous sommes cantonnés à un point de vue strictement génétique qui n’accepte d’envisager qu’un seul type de régression, celle qui parcourt en sens inverse l’axe temporel. L’omniprésente régression temporelle ne doit pourtant pas occulter d’autres types de régression qui effectuent un trajet inverse le long d’autres axes :


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May 22, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 14: Clinique et théorie de la clinique infantile

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