Chapitre 13. Deuils*
L’accélération des rythmes de la vie, l’éclatement des familles, la baisse de la spiritualité, ont profondément modifié les attitudes vis-à-vis du deuildeuil. La maladie, et a fortiori la mort, ont pu être assimilées à un échec. Pour les héros combatifs des temps modernes, la mort représente la fin d’une bataille, le reflet d’une faiblesse transitoire ou permanente, la preuve qu’on a « baissé les bras ». Tous les deuils ne sont pas identiques. Certains deuils sont anticipés dans les cas d’une vieillesse très avancée, d’une maladie incurable ou d’affections neurodégénératives à l’évolution inexorable. L’entourage se prépare à la perte. La tristesse est présente, des sentiments d’abandon ou de frustration existent mais ils ont pu être préparés. D’autres deuils sont plus difficiles à gérer : il s’agit des morts subites, brutales, inattendues. Certaines possèdent un caractère inexplicable, voire mystérieux, tant la personne paraissait en bonne santé. On cherche des causes, des éléments cachés, une responsabilité ou une culpabilité. Des décès en milieu hospitalier suscitent une hostilité, une colère sur les soignants ; ces sentiments possèdent une intensité d’autant plus forte que l’entourage ressent des remords, de la culpabilité à l’égard du défunt ou que des conflits existaient au sein de la famille. La quête d’un coupable ou d’un agresseur sert alors à masquer les dissensions ou l’hostilité intrafamiliale. Parfois, le coupable désigné est le défunt lui-même : « Il nous a abandonnés, il n’avait pas le droit de le faire… ». Son absence devient aussi difficile à supporter que la colère ressentie à son égard. L’ambivalence peut aussi se manifester par une idéalisation : « Ce sont les meilleurs qui partent… ». La mort laisse apparaître une perfection qui parfois n’existe pas. La locution latine De mortuis nihil nisi bene (« des morts on ne doit parler qu’en bien »), imprègne toujours les pensées et les mœurs occidentales.
La description du travail de deuil distingue trois phases :
• le choc de l’annonce, l’impact, la stupéfaction, la torpeur. Dans ces moments, certains sujets décrivent un sentiment de dissociation, d’irréalité, d’arrêt du temps ;
• le cortège émotionnel de la souffrance avec la tristesse, la démoralisation, la douleur morale, définit l’étape suivante. Lors de cette étape, peuvent exister des altérations du comportement comme une prostration, un retrait social. On rencontre aussi des signes somatiques comme une insomnie, un abaissement majeur de l’appétit ;
• la phase de résolution témoigne d’une acceptation de la perte ; elle ouvre l’horizon vers d’autres investissements et vers une reprise de la vie.
À côté de ces éléments, d’autres situations de deuils comportent en elles les prémices de complications : corps non retrouvé, fugues et disparitions suspectes, deuils liés à des crimes ou à des fautes médicales. Ces contextes créent les conditions de cristallisation de l’ambivalence et de projections hostiles.
Comment s’expriment les demandes de soins
La forme la plus commune se manifeste par un abattement, une tristesse profonde, des pleurs et des angoisses envahissantes. L’entourage et le patient comprennent sans équivoque qu’il s’agit des conséquences de la disparition. La pression de l’urgence de la gestion des émotions, le caractère presque fautif d’une culpabilité ou d’une tristesse amènent très vite ces sentiments à paraître trop difficiles à porter, trop intenses et à justifier d’un traitement. Ces circonstances justifient des demandes de consultation immédiate, voire des interrogations sur la nécessité d’un traitement antidépresseur instantané ou même préventif pour éviter la souffrance de la perte.
Les demandes les plus habituelles sont exprimées de façon plus vague : « Aidez-moi, c’est trop lourd à porter… ». Elles traduisent le besoin d’être écouté, soulagé, réconforté. La personne endeuillée cherche à évacuer des émotions négatives et à obtenir un soulagement dans l’expression de ces émotions. Parfois, la demande se précise en apparence : dans « comment expliquer aux enfants », on entend « comment mettre en mots explicables », mais aussi « comment m’aider à parler de la mort d’un être cher ».
Dans bien des cas, la demande se présente sur un mode somatique : une fatigue, des douleurs lombaires, un amaigrissement, une insomnie chronique ou bien une poussée d’eczéma. Ces plaintes somatiques justifient d’une aide médicale ou psychologique. Elles manifestent la difficulté à mettre en mots le décès car innommable et insupportable. Dans ce registre, apparaissent des surconsommations d’alcool, de cannabis.
Certaines demandent viennent bien plus tardivement. Après une phase initiale marquée par la tristesse ou par la sidération, parfois, plusieurs mois après, ou au décours d’un événement ayant une résonance particulière, le deuil va s’exprimer.
Enfin, certains deuils suscitent des symptômes particuliers. il peut s’agir d’hallucinations de veuvagehallucinations de veuvage où l’on ressent la présence du défunt, on rentre dans une pièce et on s’attend à le voir, on entend sa voix, on a l’impression qu’il vous a appelé… Ces hallucinations surviennent pendant quelques semaines chez près de 15 % des sujets endeuillés. Les symptômes de déréalité, de flottement, de suspension du temps, voire d’un contact par image ou par la parole avec la personne disparue traduisent également des phénomènes de dissociation psychique.