Chapitre 12 Genre et âge
De plus en plus de femmes
La pratique des jeux de hasard et d’argent (JHA) reste majoritairement masculine. Cependant, plusieurs études constatent que cette prédominance tend à s’estomper. Ainsi, près de 60 % des femmes interrogées sur leur pratique des JHA au cours de l’année écoulée rapportaient être des joueuses récréatives (Potenza et al., 2006). Nous prenons ainsi le parti de décrire ici les particularités de la pratique des JHA chez les femmes, qu’elle soit récréative ou surtout pathologique, en insistant sur les différences liées au genre.
Si pour la majorité des femmes, la pratique est non problématique, 1,4 % d’entre elles présentent une conduite de jeu pathologique (Afifi et al., 2010). Lorsque l’on prend pour période de référence la vie entière, la prévalence des problèmes de jeu aux États-Unis s’élève à 3,5 % (dont 0,2 % de jeu pathologique) chez les femmes, contre 7,43 % chez les hommes (dont 0,6 % de jeu pathologique) (Blanco et al., 2006). La proportion de femmes dans les échantillons de joueurs pathologiques serait passée d’un tiers à la moitié (Crisp et al., 2004; Shaffer et al., 2004), voire plus (Grant et Kim, 2002). Cette égalisation du sex-ratio s’explique en partie par l’augmentation de l’offre et l’accessibilité croissante des JHA pratiqués légalement, les femmes étant moins enclines que les hommes à s’engager dans des pratiques illégales (Afifi et al., 2010). Contrairement aux hommes qui préfèrent les jeux « stratégiques », les femmes optent majoritairement pour les machines à sous et les autres jeux de casinos (Afifi et al., 2010).
Le parcours de jeu des femmes comporte également des spécificités. S’il est admis que les hommes engagent plus précocement leur premier pari, on sait aussi que les femmes développent plus rapidement une pratique pathologique des JHA, dès lors qu’elles ont commencé à jouer (Grant et Kim, 2002). Ainsi, elles rapportent le début du jeu vers la trentaine en moyenne (contre 20 ans pour les hommes) (Tavares et al., 2001). La « crise de la quarantaine » (maternité, dévouement à la famille, fragilisation de l’identité de femme, vulnérabilité aux symptômes psychiatriques…), pourrait expliquer en partie ce constat (Tavares et al., 2003). De plus, l’âge d’accès aux soins est sensiblement le même chez les joueurs pathologiques quel que soit le genre (47 ans en moyenne pour les femmes et 42 ans pour les hommes) (Tavares et al., 2001).
En ce qui concerne les motivations à jouer, les femmes évoquent essentiellement « l’échappement » ou « l’évasion », avec pour objectif de lutter contre les émotions/pensées négatives, alors que la pratique des hommes est plus dirigée vers l’action (Grant et Kim, 2002). Les joueuses pathologiques accordent plus d’importance à l’environnement de jeu et son aspect social, plutôt qu’à l’aspect monétaire et au gain potentiel (Ibanez et al., 2003). Ce constat est aussi retrouvé avec le support de jeu Internet (Lloyd et al., 2010). Mais on retrouve aussi le classique « espoir de gain » et la recherche de stimulations, comme chez les joueurs pathologiques (Grant et Kim, 2002).
Le profil des femmes joueuses pathologiques diffère aussi, en matière de comorbidités. Ainsi, on retrouve davantage de troubles de l’humeur, de troubles anxieux et de troubles du comportement alimentaire associés chez les femmes (Ibanez et al., 2003; Martins et al., 2004). Les hommes souffrent plus particulièrement d’addictions à des substances psychoactives. Les femmes rapportent plus souvent des antécédents d’abus physiques. De plus, elles se différencient de leurs homologues masculins pour ce qui concerne les comportements risqués : on retrouve ainsi plus d’antécédents de tentatives de suicide, en lien avec la symptomatologie dépressive. Cependant, malgré les différences, on constate que les dommages liés à la pratique pathologique varient peu en fonction du genre.
Toujours trop d’adolescents
Malgré l’interdiction des JHA aux mineurs dans la plupart des pays occidentaux, cette pratique existe néanmoins chez les adolescents, et est en augmentation croissante. Au niveau international, la pratique des JHA (au moins une fois par an), était de 45 % entre 1984 et 1988, et de 66 % entre 1989 et 1998 (Jacobs, 2000). De même, parmi les études menées sur de larges échantillons de sujets scolarisés, citons celle de Moore et Ohtsuka (2000) en Australie, ou celle de Cronce et de ses collaborateurs (2007) aux États-Unis, indiquant respectivement que 88,7 % et 83,5 % des adolescents interrogés avaient déjà expérimenté au cours de leur vie la pratique des JHA. L’âge moyen de la première mise est selon les études internationales de 11,5 ans (Gupta et Derevensky, 1998; Jacobs, 2000). Comme pour les adultes, le sexe masculin est corrélé à une fréquence de jeu pathologique plus élevée (Moore et Ohtsuka, 2000).
Parmi les adolescents qui jouent plus d’une fois par mois, les jeux de prédilection sont les paris sur les matchs de football et les jeux de cartes pour les garçons, et les jeux de loterie pour les filles (Moore et Ohtsuka, 2000). Sans tenir compte du genre, les jeux de loterie et de grattage arrivent en tête des préférences. Les mêmes tendances étaient retrouvées chez les joueurs occasionnels. L’apparition des nouvelles technologies a révolutionné la pratique des JHA. Internet procure une accessibilité et une disponibilité des JHA incomparables. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement, en raison du risque addictogène spécifique lié au support Internet. Ce dernier garantit l’anonymat des joueurs et promeut la pratique des JHA par des publicités attractives. L’ensemble de ces aspects est terriblement séduisant pour les adolescents, de plus en plus nombreux à utiliser Internet de façon générale, et pour jouer en particulier. La pratique des JHA est ressentie comme un loisir agréable, excitant, associé à des valeurs positives par les jeunes (Moore et Ohtsuka, 2000). Leur optimisme leur fait surestimer leurs chances de gagner. L’illusion de gagner facilement de l’argent et d’accéder ainsi à une vie meilleure contribue à rendre la pratique des JHA attractive (Currie et al. 2006).
Ces caractéristiques expliquent en partie pourquoi la prévalence est plus élevée en population adolescente qu’en population générale adulte (2 à 3 fois plus de conduites de jeu problématique et pathologique que chez l’adulte). Une méta-analyse, portant sur 146 études de prévalence des problèmes liés à la pratique des JHA menées en Amérique du Nord, a permis de conclure que les adolescents souffraient plus de « jeu à risque » (prévalence de 14,6 % sur l’année écoulée et de 8,4 % sur la vie entière) et de « jeu pathologique » (prévalence de 4,8 % sur l’année écoulée et de 3,4 % sur la vie entière) que les adultes (Shaffer et Hall, 2001). Cette prévalence majorée s’explique par de fréquentes résolutions spontanées des problèmes de jeu au début de l’âge adulte, ainsi que par l’utilisation d’instruments d’évaluation qui surestiment les problèmes de jeu (Ladouceur et al., 2000).
Les outils les plus utilisés pour évaluer la prévalence des problèmes de jeu dans cette tranche d’âge spécifique sont le SOGS-RA (South Oaks Gambling screen-Revised Adolescent) (Fisher 2000) et le DSM-IV-MR-J (Disorder Diagnosis Criteria-IV-Multiple Response-Juvenile) (Poulin, 2002). Le SOGS-RA est plus intéressant comme instrument de dépistage et le DSM-IV-MR-J comme instrument de diagnostic. À l’origine créées pour les adultes, les questions ont été adaptées aux adolescents. Cependant, la prudence s’impose car la validé de ces outils auprès d’une population adolescente est discutée dans plusieurs études (Ladouceur et al., 2000).
Les facteurs de risque évoqués pour la pratique pathologique à l’adolescence sont à la fois des facteurs individuels, environnementaux et liés à l’objet jeu. L’un des principaux facteurs de risque évoqués dans les études est la précocité de l’initiation. Il s’agit d’un facteur de mauvais pronostic car la précocité est associée à des problèmes de jeu plus tard à l’adolescence, à la sévérité des symptômes psychiatriques (dépression, tentative de suicide, troubles oppositionnels) à l’adolescence et à l’abus de substances psycho-actives au début de l’âge adulte (Desai et al., 2005). Les antécédents de dépression, de trouble déficit de l’attention/hyperactivité ou d’usage de substances psycho-actives sont également cités comme des facteurs de risque dans plusieurs études (Cronce et al., 2007; Derevensky et al. 2007; Luder et al., 2010).
Sur le plan familial, plusieurs études ont montré que la fréquence de la pratique et la sévérité des problèmes de jeu chez les parents sont en lien avec la fréquence de la pratique des JHA chez les adolescents. La famille de l’adolescent joueur est souvent marquée par des conflits ou des divorces, par un niveau d’éducation parentale faible et des consommations de substances psycho-actives importantes. Il apparaît aussi que l’occurrence des problèmes de jeu chez des adolescents issus de la population générale est liée à la sévérité des problèmes de jeu chez le père (Vachon et al., 2004). Le groupe de pairs joue également un rôle non négligeable dans l’initiation aux JHA. Le besoin de reconnaissance par le groupe est un facteur de maintien de la conduite.
Enfin, les caractéristiques structurelles ont un impact sur la pratique. Très à l’aise avec l’outil Internet, les adolescents sont à risque de développer une conduite de jeu problématique en ligne (Messerlian et al., 2004). En effet, ces jeux présentent des caractéristiques addictogènes propres (accessibilité, anonymat, monnaie virtuelle) et offrent souvent la possibilité de pouvoir jouer sur des sites d’entraînements gratuits accessibles aux mineurs. Cette pratique favorise la présence de distorsions cognitives comme l’illusion de contrôle et le passage aux mises réelles dès la majorité (Messerlian et al., 2004).