12: Devenir et rester soignant du périnatal

Chapitre 12 Devenir et rester soignant du périnatal




Singularités du travail en périnatalité


Dans l’après-coup d’un passionnant congrès en Avignon au Palais des Papes intitulé Émotions du bébé, émotions autour du bébé,89 une question s’est imposée à moi sous une forme synthétique et radicale : finalement, les soignants du périnatal sont-ils traumatophiles ?


C’est cette cristallisation mnésique que je me propose ici de déconstruire pour en détailler les pièces constitutives, la logique unificatrice et les enjeux dans la relation soignés–soignants propres au réseau périnatal. En suivant ce chemin, j’espère apporter à cette occasion des éléments pertinents de réponse à la question abyssale : comment devenir et rester un soignant « suffisamment bon » du périnatal ?



Unité de temps de lieu et d’action


Premier point : la stéréophonie des émotions90 du bébé et de celles des adultes qui l’entourent.


Cette métaphore traduit bien la nécessaire liaison des partitions du bébé, des parents et des professionnels pour bénéficier d’un relief acoustique. Dans la musique après la naissance, le naître humain, le (re)devenir parent et le rester soignant sont en constante et inévitable interaction… pour le meilleur et pour le pire.


D’ailleurs, cette polyphonie n’est pas le monopole du seul cadre spatiotemporel postnatal : elle caractérise bien plus largement le continuum périnatal autour de l’embryon/fœtus liquidien et du nourrisson aérien. Cet espace-temps est celui du « premier chapitre » de la biographie vraie de la personne humaine au cœur de cet ouvrage.


Aussi, pour accéder à une écoute fine du relief des émotions de cet espace-temps périnatal, nous avons besoin d’envisager une attention qui interroge simultanément les résonances individuelles et les résonances collectives du corps social (Dumouchel, 1995).


Le travail d’écoute dans l’institution maternité et plus largement en clinique périnatale est une illustration emblématique de cette polyphonie. Elle confronte aux voix explicites ou implicites, externes ou internes de nombreux acteurs réunis sur la même scène : l’embryon/fœtus/nourrisson, la famille au sens large (parents, fratrie, grands-parents…), les proches, amis ou professionnels (médecin de famille), des représentants de groupe d’appartenance (religieux, associatifs…), les soignants intra muros et, au-delà, tous les membres actuels et virtuels du réseau de soin périnatal.


Dans cet écheveau humain, la clinique avant ou après la naissance démontre aisément qu’il est impossible d’entendre et, a fortiori, de discourir sur l’un de ces acteurs, sans aborder le tissu social des relations complexes qu’il entretient avec les autres.


L’unité systémique en présence est celle, classique, de la tragédie, une dans sa temporalité, sa géographie et son action. Or, face à la potentialité du tragique « à exciter la terreur ou la pitié » (Le Petit Robert, 1988), il semble qu’un de nos mécanismes de défense individuel et collectif les plus spontanés, en tant que membre d’une équipe clinique ou de recherche, soit celui de l’isolation. Il consiste en l’occurrence à se centrer sur les seules réactions des récepteurs des annonces sans souci des attitudes et du vécu des émetteurs, c’est-à-dire de nous-mêmes. Le travail de prise de conscience réflexive de cette position protectrice spontanée, source de méprise est primordial car il permet de jeter les bases d’un territoire commun interpersonnel, potentiellement empathique.


Dans ce contexte, pour le spécialiste de la psyché travaillant en réseau périnatal, l’expérience coutumière démontre avec insistance combien il est essentiel de ne pas cliver le fonctionnement comportemental, émotionnel et fantasmatique des professionnels et celui des usagers. À l’inverse, c’est typiquement dans l’interface de cette constante transversalité intersubjective qu’il va évoluer en soutenant une réflexivité de ce cadre collectif à la mesure des conflits de « l’appareil psychique groupal » (Kaës, 1976) en présence.



Nostalgie


Deuxième point : les émotions en périnatalité sont passionnément nostalgiques.


Dans son célèbre essai L’inquiétante étrangeté, Freud (1919) met en exergue le sens paradoxal du mot Heimlich qui « appartient à deux ensembles de représentations qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé ».


Ce sentiment commémore donc des « phases isolées de l’histoire de l’évolution du sentiment du moi, d’une régression à des époques où le moi ne s’était pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui ». Cette maison (heim) primitive, cette terre natale (heimat) dont le souvenir s’accompagne du mal du pays (heimweh), c’est, écrit Freud, le sexe et le sein de la mère, ultérieurement refoulés.


De fait, les émotions périnatales sont matriciellement passionnelles car elles portent toujours en elles peu ou prou l’empreinte de cette nostalgie.


Cette nostalgie est partagée dans le corps social par tous les humains (tous ex- « contenus » utérins puis « contenus » du handling et du holding des parents et des substituts), mais la trace individuelle est résolument unique. La tension entre cette communauté d’appartenance générique et la singularité de son expression induit la passion dans ses formes constructives les plus créatives mais aussi dans ses avatars affectifs souffrants, tant privés que professionnels.


Qu’il me suffise pour bien me faire comprendre d’évoquer par exemple une réunion de soignants en maternité discutant de l’allaitement en général et des recommandations contradictoires des soignants auprès des mères en particulier. Le débat sur cette question a toutes les chances d’être passionnant et passionnel : c’est la reviviscence de la nostalgie à la fois commune et unique qui permet de mettre en sens la teneur archaïque des « angoisses traumatiques (automatiques)» dirait S. Freud (1923), des « émotions » diraient M. Klein (1952) et W.R. Bion (1962). Face à elles, une variable s’impose : le degré de maturation de leur (hypothétique) symbolisation intersubjective primaire formulerait R. Roussillon (2008b), de l’intégration (hypothétique) de leur violence fondamentale formulerait J. Bergeret (1984).


Concrètement au fil de la polémique, les positions extrêmes « d’amour » de l’allaitement ou de « haine » de l’allaitement s’exprimeront certainement avec violence et tout sera en place pour qu’entre les tenants de ces positions séparées par le clivage d’une ligne de front, l’agressivité s’instaure.


Cette passion des origines chez les soignants est flagrante dans la vocation et l’exercice de la clinique du bébé aérien (Soulé, 2008a) ; je la crois possiblement plus démesurée encore dans la clinique du fœtus aquatique dont j’ai décrit l’inertie tout au long de la vie via l’empreinte de l’inquiétante étrangeté de la relation d’objet virtuelle (cf. chapitre 2 et Missonnier, 2009a).


Cette passion nostalgique habite donc mutatis mutandis tous les acteurs de la scène périnatale. Or, cette situation gagne à ne pas être dénoncée, raillée mais bien à être l’objet d’un effort de connaissance.


W.R. Bion (1962) distingue justement trois types de liens émotionnels : les relations d’amour, les relations de haine et les relations de connaissance. Les deux premiers sont des liens passionnels, instables et sources de clivages. En contraste, le lien de connaissance est stable et créatif d’autant plus qu’il met en œuvre le défi de supporter et d’apprivoiser sa propre incertitude et celle des autres (la « capacité négative » du poète J. Keats91). La cure analytique, défend W.R. Bion, vise spécifiquement le déploiement de cette « connaissance », aux antipodes de l’emprise d’une intellectualisation défensive.


Cette connaissance ne serait-elle pas finalement une paradoxale « passion mesurée, contenue ». C’est sans doute sur ce chemin que nous entraîne Spinoza (1677) pour qui l’homme ne peut se soustraire aux passions et s’illusionnera dangereusement en croyant qu’il va les dominer avec la raison. Cette force, la raison humaine ne l’a pas ; d’après lui, seule une autre passion peut contrecarrer la passion. Mais laquelle ? Et bien justement, pour nous soignants du périnatal, celle de partager nos émotions premières que notre clinique commune des origines vient exacerber et commémorer.



L’identité narrative


Dans le meilleur des cas, cette passion prend la forme d’un récit ouvrant sur un espace de parole et de partage intersubjectif des émotions.


Avec le recul des années, cette issue narrative du singulier au collectif s’impose comme l’espace d’élaboration le plus adapté à l’empire de nos passions périnatales nostalgiques et actuelles. Il correspond à la maturation professionnelle de ce que le philosophe P. Ricœur intitule plus largement « l’identité narrative »92 individuelle et collective.


Cette identité narrative rend compte avant tout de l’apprivoisement du temps par l’humain. Pour P. Ricœur, phénoménologue, le récit est « le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de temps que raconté » (Ricœur, 1983). De fait, seul le récit peut relever le défi d’exprimer et de partager notre vécu intersubjectif du temps qui résiste comme une aporie à toute tentative de maîtrise philosophique.


À partir d’une étude critique des philosophies du temps, des théoriciens narrativistes, de romans célèbres, de récits oraux et en faisant sienne la vision freudienne d’un moi divisé, P. Ricœur décrit comment la fonction organisatrice du récit historique et de fiction opère, via la mise en intrigue, une synthèse de l’hétérogène. Sur un étroit chemin de crête, le récit des événements instaure, selon lui, une « concordance discordante ». Le récit « est source de discordance en tant qu’il surgit, et source de concordance, en ce qu’il fait avancer l’histoire » (Ricœur, 1990). Soumise à ce fragile équilibre, la pratique de l’action narrative est la fondation d’une identité dynamique qui concilie l’identité et la diversité (Ricœur, 1990) grâce à une mise en intrigue de soi en tant que personnage. La personne, pour P. Ricœur, n’existe qu’en tant que personnage du récit qu’il construit intérieurement et partage avec autrui par sa narrativité. Cette identité plastique que nous construisons tous au fil du temps est notre identité narrative. Elle est notre plus intime inscription dans la continuité de notre soi et, simultanément, dans la communauté que nous partageons avec autrui.


Sur cette base, P. Ricœur n’est pas de ces philosophes qui laissent les cliniciens de marbre tant ils sont éloignés des avatars grinçants de la vie. À de nombreuses reprises dans son œuvre, P. Ricœur évoque des « cas déroutants » (Ricœur, 1990 et 1994) qui constituent, finalement, une bonne introduction à la sémiologie des figures psychopathologiques du narratif. Il décrit notamment trois modalités du « souffrir » qui nous intéressent particulièrement dans la rencontre entre les parents et les soignants en périnatalité : l’impuissance à dire, les désastres du raconter et l’impuissance à s’estimer soi-même.



L’impuissance à dire


Elle renvoie à « la déchirure qui s’ouvre entre le vouloir dire et l’impuissance à dire » (Ricœur, 1994). Elle s’exprime électivement dans l’espace du corps et plus spécifiquement du visage à travers les mimiques, les cris et les larmes.



Les désastres du raconter


« Les désastres du raconter s’étalent sur l’axe soi–autrui. La souffrance y apparaît, comme une rupture du fil narratif. » (Ricœur, 1994.) Cette rupture condamne à l’empire de l’instant. Le présent y est déconnecté de la féconde dialectique entre le présent du passé mémorisé et le présent du futur anticipé. L’instant est là, synonyme d’interruption du temps, rupture de la durée. Or, c’est justement par là que « toutes les connexions narratives se trouvent altérées » (Ricœur, 1994). Cette immersion dans la prison de l’instant attaque tout autant le soi que le rapport à autrui dans la mesure où l’histoire de chacun est « enchevêtrée dans les histoires des autres » (Ricœur, 1990). Ce « tissu internarratif », dit Ricœur, est donc véritablement déchiré par la rupture du fil narratif. La souffrance est perceptible chez le porteur de cette plainte mais aussi chez le récepteur qui veut bien l’entendre. En ce sens, on pourrait, nous dit Ricœur, « risquer le mot d’inénarrable pour exprimer cette impuissance à raconter ».


Ricœur, l’exégète affûté des textes freudiens, rappelle à ce propos que l’hystérique chez S. Freud « souffre de réminiscences ». Il considère que « cette impuissance à passer de la répétition à la remémoration souligne la gravité de ce qui [nous] est apparu comme désastre du narratif qui affecte également le plan personnel et le plan interpersonnel » (Ricœur, 1994).



L’impuissance à s’estimer soi-même


Elle renvoie à la souffrance infligée à « soi-même comme à un autre ». Ici, la perte de l’estime de soi peut être ressentie comme un vol ou un viol exercé par l’autre. La plainte circulaire de la victime contre les méchants frise « le délire et témoigne de la nature profonde de la récrimination, oscillant sur le seuil invisible entre la dénonciation du mal et le délire de persécution » (Ricœur, 1994). Entre soi coupable et autrui persécuteur « se profile le visage terrifiant d’une souffrance que quelqu’un s’inflige à soi-même » (Ricœur, 1994).


Si « une vie, c’est l’histoire de cette vie, en quête de narration » et si « se comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables, surtout acceptables » (Ricœur, 1994), alors la traduction narrative relève de l’essentiel de la fondation de l’identité individuelle et collective de l’humain.


Cela est profondément vrai pour tous les humains en général et pour les devenant parents en particulier. Mon propos ici est de suggérer au lecteur que cette « identité narrative » est une variable individuelle et collective princeps pour devenir et rester un soignant suffisamment bon.


Nous avons l’habitude de nous intéresser à l’impuissance à dire, à s’estimer soi-même et aux désastres du raconter des parents en souffrance et notre action thérapeutique en périnatal peut se formuler ainsi : nous sommes bien souvent dans cette position d’initiateur ou de restaurateur de ce contrat social mort-né ou brisé en étayant l’identité narrative non advenue ou en crise de nos interlocuteurs patients. Cela est spécifiquement vrai des psychiatres et des psychologues mais, bien au-delà, cela est, d’abord et surtout, l’apanage de l’ensemble des soignants, interlocuteurs des parents.


Or, mon intention est d’affirmer ici sans ambages combien notre efficience individuelle et collective dans ce rôle sera surdéterminée par l’économie de notre identité narrative singulière et partagée.


Cette identité narrative professionnelle collective s’élabore essentiellement dans les groupes formels, informels de parole en institution et lors de formations, plus rarement, à l’occasion de recherches cliniques qui mobilisent pour des réunions récurrentes puis des communications locales, débouchant sur des participations à des congrès et à des publications.


Toutefois, il faut bien en convenir, ces espaces de partage n’existent pas systématiquement, loin s’en faut. Plus encore, ils sont très rarement considérés comme une condition pérenne sine qua non de la possibilité même de la fonction soignante dans de bonnes conditions. D’ailleurs, les récentes stratégies évaluatives et gestionnaires du soin institutionnel, au mieux, tolèrent, au pire, éradiquent ces activités réflexives dans les « plannings ».


Face à la sévérité de ce constat, mon propos est de défendre le paradoxe suivant : notre meilleur allié énergétique pour conquérir et tenter de maintenir vivante notre passion narrative, c’est la composante traumatophile passionnelle de notre vocation de soignant en périnatalité !


Pour bénéficier enfin de sa féconde dynamique, nous, soignants de périnatalité, avons, je crois, grand intérêt à envisager enfin cette possible composante de notre vocation de soignant en périnatalité…


Si nous ne nous cachons pas derrière une idéalisation de la parentalité, de ses institutions et de notre « fonction apostolique » (Balint, 1986) de soignants mais, qu’a contrario, nous accueillons l’intrication d’Éros et Thanatos qui les habitent dans notre ambivalence, alors le magnétisme qu’exerce sur nous cette clinique périnatale aboutira inévitablement à cette stimulante question : cette attraction relève-t-elle d’une compulsion de répétition nostalgique, véritable signature traumatique de notre vocation ?


Bien sûr, cette interrogation débouche sur une apologie de l’engagement personnel dans un dispositif psychanalytique et, au-delà du journalisme émotionnel, de l’exploration en profondeur de l’émotion partagée.


Mais dans le cadre par nature interdisciplinaire de la clinique périnatale, c’est à un éloge des groupes de reprises cliniques et des aménagements pour les insérer dans les réseaux modernes en périnatalité que je souhaiterais aboutir.


Suivant une logique épistémologique, je vais commencer par l’évocation des groupes dits « Balint ». Je poursuivrai avec une discussion sur les conditions favorables à la réinvention de ce modèle pour le réseau périnatal en y intégrant des apports contemporains et, notamment, le modèle de reprise clinique mis en œuvre par l’équipe de Montpellier pour la mise en place et l’animation de formations « au travail en réseau personnalisé de soins » (Molénat et al., 2009).

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 12: Devenir et rester soignant du périnatal

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