Chapitre 12 Devenir et rester soignant du périnatal
Singularités du travail en périnatalité
Dans l’après-coup d’un passionnant congrès en Avignon au Palais des Papes intitulé Émotions du bébé, émotions autour du bébé,89 une question s’est imposée à moi sous une forme synthétique et radicale : finalement, les soignants du périnatal sont-ils traumatophiles ?
Unité de temps de lieu et d’action
Premier point : la stéréophonie des émotions90 du bébé et de celles des adultes qui l’entourent.
Aussi, pour accéder à une écoute fine du relief des émotions de cet espace-temps périnatal, nous avons besoin d’envisager une attention qui interroge simultanément les résonances individuelles et les résonances collectives du corps social (Dumouchel, 1995).
Dans ce contexte, pour le spécialiste de la psyché travaillant en réseau périnatal, l’expérience coutumière démontre avec insistance combien il est essentiel de ne pas cliver le fonctionnement comportemental, émotionnel et fantasmatique des professionnels et celui des usagers. À l’inverse, c’est typiquement dans l’interface de cette constante transversalité intersubjective qu’il va évoluer en soutenant une réflexivité de ce cadre collectif à la mesure des conflits de « l’appareil psychique groupal » (Kaës, 1976) en présence.
Nostalgie
Deuxième point : les émotions en périnatalité sont passionnément nostalgiques.
Cette passion des origines chez les soignants est flagrante dans la vocation et l’exercice de la clinique du bébé aérien (Soulé, 2008a) ; je la crois possiblement plus démesurée encore dans la clinique du fœtus aquatique dont j’ai décrit l’inertie tout au long de la vie via l’empreinte de l’inquiétante étrangeté de la relation d’objet virtuelle (cf. chapitre 2 et Missonnier, 2009a).
W.R. Bion (1962) distingue justement trois types de liens émotionnels : les relations d’amour, les relations de haine et les relations de connaissance. Les deux premiers sont des liens passionnels, instables et sources de clivages. En contraste, le lien de connaissance est stable et créatif d’autant plus qu’il met en œuvre le défi de supporter et d’apprivoiser sa propre incertitude et celle des autres (la « capacité négative » du poète J. Keats91). La cure analytique, défend W.R. Bion, vise spécifiquement le déploiement de cette « connaissance », aux antipodes de l’emprise d’une intellectualisation défensive.
L’identité narrative
Dans le meilleur des cas, cette passion prend la forme d’un récit ouvrant sur un espace de parole et de partage intersubjectif des émotions.
Avec le recul des années, cette issue narrative du singulier au collectif s’impose comme l’espace d’élaboration le plus adapté à l’empire de nos passions périnatales nostalgiques et actuelles. Il correspond à la maturation professionnelle de ce que le philosophe P. Ricœur intitule plus largement « l’identité narrative »92 individuelle et collective.
Cette identité narrative rend compte avant tout de l’apprivoisement du temps par l’humain. Pour P. Ricœur, phénoménologue, le récit est « le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de temps que raconté » (Ricœur, 1983). De fait, seul le récit peut relever le défi d’exprimer et de partager notre vécu intersubjectif du temps qui résiste comme une aporie à toute tentative de maîtrise philosophique.
À partir d’une étude critique des philosophies du temps, des théoriciens narrativistes, de romans célèbres, de récits oraux et en faisant sienne la vision freudienne d’un moi divisé, P. Ricœur décrit comment la fonction organisatrice du récit historique et de fiction opère, via la mise en intrigue, une synthèse de l’hétérogène. Sur un étroit chemin de crête, le récit des événements instaure, selon lui, une « concordance discordante ». Le récit « est source de discordance en tant qu’il surgit, et source de concordance, en ce qu’il fait avancer l’histoire » (Ricœur, 1990). Soumise à ce fragile équilibre, la pratique de l’action narrative est la fondation d’une identité dynamique qui concilie l’identité et la diversité (Ricœur, 1990) grâce à une mise en intrigue de soi en tant que personnage. La personne, pour P. Ricœur, n’existe qu’en tant que personnage du récit qu’il construit intérieurement et partage avec autrui par sa narrativité. Cette identité plastique que nous construisons tous au fil du temps est notre identité narrative. Elle est notre plus intime inscription dans la continuité de notre soi et, simultanément, dans la communauté que nous partageons avec autrui.
Sur cette base, P. Ricœur n’est pas de ces philosophes qui laissent les cliniciens de marbre tant ils sont éloignés des avatars grinçants de la vie. À de nombreuses reprises dans son œuvre, P. Ricœur évoque des « cas déroutants » (Ricœur, 1990 et 1994) qui constituent, finalement, une bonne introduction à la sémiologie des figures psychopathologiques du narratif. Il décrit notamment trois modalités du « souffrir » qui nous intéressent particulièrement dans la rencontre entre les parents et les soignants en périnatalité : l’impuissance à dire, les désastres du raconter et l’impuissance à s’estimer soi-même.
L’impuissance à dire
Elle renvoie à « la déchirure qui s’ouvre entre le vouloir dire et l’impuissance à dire » (Ricœur, 1994). Elle s’exprime électivement dans l’espace du corps et plus spécifiquement du visage à travers les mimiques, les cris et les larmes.
Les désastres du raconter
« Les désastres du raconter s’étalent sur l’axe soi–autrui. La souffrance y apparaît, comme une rupture du fil narratif. » (Ricœur, 1994.) Cette rupture condamne à l’empire de l’instant. Le présent y est déconnecté de la féconde dialectique entre le présent du passé mémorisé et le présent du futur anticipé. L’instant est là, synonyme d’interruption du temps, rupture de la durée. Or, c’est justement par là que « toutes les connexions narratives se trouvent altérées » (Ricœur, 1994). Cette immersion dans la prison de l’instant attaque tout autant le soi que le rapport à autrui dans la mesure où l’histoire de chacun est « enchevêtrée dans les histoires des autres » (Ricœur, 1990). Ce « tissu internarratif », dit Ricœur, est donc véritablement déchiré par la rupture du fil narratif. La souffrance est perceptible chez le porteur de cette plainte mais aussi chez le récepteur qui veut bien l’entendre. En ce sens, on pourrait, nous dit Ricœur, « risquer le mot d’inénarrable pour exprimer cette impuissance à raconter ».
Ricœur, l’exégète affûté des textes freudiens, rappelle à ce propos que l’hystérique chez S. Freud « souffre de réminiscences ». Il considère que « cette impuissance à passer de la répétition à la remémoration souligne la gravité de ce qui [nous] est apparu comme désastre du narratif qui affecte également le plan personnel et le plan interpersonnel » (Ricœur, 1994).
L’impuissance à s’estimer soi-même
Elle renvoie à la souffrance infligée à « soi-même comme à un autre ». Ici, la perte de l’estime de soi peut être ressentie comme un vol ou un viol exercé par l’autre. La plainte circulaire de la victime contre les méchants frise « le délire et témoigne de la nature profonde de la récrimination, oscillant sur le seuil invisible entre la dénonciation du mal et le délire de persécution » (Ricœur, 1994). Entre soi coupable et autrui persécuteur « se profile le visage terrifiant d’une souffrance que quelqu’un s’inflige à soi-même » (Ricœur, 1994).
Si « une vie, c’est l’histoire de cette vie, en quête de narration » et si « se comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables, surtout acceptables » (Ricœur, 1994), alors la traduction narrative relève de l’essentiel de la fondation de l’identité individuelle et collective de l’humain.
Si nous ne nous cachons pas derrière une idéalisation de la parentalité, de ses institutions et de notre « fonction apostolique » (Balint, 1986) de soignants mais, qu’a contrario, nous accueillons l’intrication d’Éros et Thanatos qui les habitent dans notre ambivalence, alors le magnétisme qu’exerce sur nous cette clinique périnatale aboutira inévitablement à cette stimulante question : cette attraction relève-t-elle d’une compulsion de répétition nostalgique, véritable signature traumatique de notre vocation ?
Suivant une logique épistémologique, je vais commencer par l’évocation des groupes dits « Balint ». Je poursuivrai avec une discussion sur les conditions favorables à la réinvention de ce modèle pour le réseau périnatal en y intégrant des apports contemporains et, notamment, le modèle de reprise clinique mis en œuvre par l’équipe de Montpellier pour la mise en place et l’animation de formations « au travail en réseau personnalisé de soins » (Molénat et al., 2009).