Chapitre 12. À qui appartient le corps?
CorpsCette question peut paraître saugrenue et quelque peu provocatrice. Autrement dit, faut-il se la poser pour bien soigner? Pour autant, les enjeux sont importants et cette question apparaît comme une des problématiques centrales en pédopsychiatrie de liaison. Qu’il s’agisse de bébés, d’enfants ou d’adolescents, à qui appartient le corps? À l’enfant lui-même, aux parents, ou au pédiatre et à l’équipe de soins? Qui décide et au nom de quoi? Quand tout se passe bien, la question n’a pas lieu d’être. Mais devant la maladie, le choix des traitements, la décision d’une intervention chirurgicale, à qui appartient le corps? Cette question implique non seulement l’enfant lui-même, mais également l’enfant en tant qu’élément d’un système relationnel complexe (conception systémique) au sein d’une intersubjectivité complexe (versant psychanalytique). Enfant (et parfois sa fratrie), parents et soignants sont ici impliqués.
Éléments de psychopathologie
Corps et psychogenèse
Comment se construit le corps? Nombreux sont les auteurs qui, dans des champs épistémologiques parfois très différents, ont constaté les liens étroits entre corps, psychogenèse et environnement. Sans reprendre les multiples théories, évoquons certains concepts pouvant nous servir à mieux appréhender ce qui se joue pour l’enfant et son corps.
D. W. Winnicott découvre, selon sa propre formulation, qu’ «un bébé tout seul, ça n’existe pas». Il se réfère en particulier aux expériences de holding, de handling et d’object presenting (Winnicott, 1951), c’est-à-dire au maternage qui permet au bébé de découvrir le monde à partir du contact corporel (peau à peauPeau (à peau)) et du discours (bain de langage d’une mère suffisamment bonne pour son bébé). Un corps ne va jamais tout seul.
M. Klein, de son côté, s’intéresse à la manière dont le bébé construit au départ le monde à partir d’expériences corporelles en lien avec ce qu’elle nomme des «objets partielsObjet partiel», c’est-à-dire des fragments du corps de la mère que le bébé s’approprie (introjectionIntrojection) comme si ces objets faisaient partie de son propre corps; par exemple le mamelon maternel, indissociable, au départ, de sa bouche. De sorte que les premiers émois corporels du bébé sont inextricablement liés à la fois à son propre corps et à celui de sa mère (Klein, 1981).
Dans un autre registre, J. Lacan théorise ce qu’il nomme le «stade du miroir» (Lacan, 1949), stade du développement où l’enfant se découvre sujet dans le miroir aux côtés de sa mère, qu’il perçoit alors comme clairement différenciée de lui. L’auteur parle ainsi de l’«assomption jubilatoire» de l’enfant devant le miroir. C’est donc paradoxalement grâce à la présence physique de sa mère à ses côtés qu’il se découvre un et unique, différencié de sa mère. Il quitte ainsi, grâce à cette expérience fondatrice, l’illusion d’être le monde à lui tout seul, pour devenir sujet au sein du monde dans lequel il vit. C’est ainsi que, dans le mythe, Narcisse est incapable, seul, de se reconnaître à partir de son image spéculaire : il manque la présence corporelle et le discours d’un autre pour le lui signifier. Toutes ces références montrent à quel point la psyché de l’enfant se développe selon un double ancrage, corporel et intersubjectif.
Un double ancrage
À son tour, P. Aulagnier indique comment l’enfant découvre la réalité de son corps à travers deux sources (Aulagnier, 2000) :
• une «source somatique», du côté du corps : comment un changement d’état somatique (par exemple une douleur physique) s’accompagne d’un changement de l’état psychique, qui va agir, en retour, sur l’expression corporelle de l’enfant. Cette expression va, à son tour, déclencher une action – que l’auteur qualifie de «maternelle» – de la part de l’environnement extérieur, action visant à apaiser le malaise ou la souffrance. Cette action maternelle est fonction de la manière dont la mère pense sa relation à l’enfant et, par là, fonction de la position qu’elle doit occuper en tant que mère. Il s’agit là d’une organisation anticipée de l’environnement maternant, permettant à cet environnement de réagir au signal donné par le changement de l’état psychique de l’enfant en proie à des variations de son état somatique. Ainsi, il n’est pas de corps sans espace extérieur : «S’établit ainsi une sorte de correspondance entre ce qui s’inscrit à la surface du corps de l’enfant et ce qui s’inscrit sur la surface d’un fragment du monde [ici le corps et l’action de la mère qui vient en aide à son enfant], premier “corps” que la psyché fasse sien.» Il existe ainsi un enracinement corporel d’une première saisie de la réalité;
• une «source discursive», du côté du discours : comment la réponse, cette fois discursive, de la mère à la perception des modifications corporelles et comportementales de son enfant va agir en retour sur la manière dont l’enfant va peu à peu se découvrir dans le lien à sa mère. Son propre corps – celui de l’enfant – va dès lors prendre pour cet enfant le statut relationnel qu’il avait d’emblée pour la mère.
Ce double ancrage, corporel et intersubjectif, montre comment le corps se trouve saisi par l’enfant comme sa propriété certes (son corps lui appartient), mais après un détour par le corps et la psyché des adultes qui habitent son environnement. À partir de ces points, P. Aulagnier s’interroge sur ce que peuvent être les conséquences d’une souffrance corporelle qui n’a pas trouvé place dans le discours maternel, et qui n’a pu, de ce fait, être dotée d’une fonction relationnelle. Pour l’auteur, cette lacune agirait chez l’enfant comme un moment de «dépossession de son propre corps». On peut ajouter à cela que, dans un certain nombre de situations d’hospitalisation pédiatrique – notamment en milieu de réanimation –, l’effet de la privation de présence parentale liée à la séparation imposée par le cadre de soins peut venir doubler l’effet de la privation, en lien avec l’état de sidération psychique parental, avec le risque que cela comporte de majorer, chez l’enfant, le vécu de dépossession du corps propre.
Image inconsciente du corps
Corpsimage duLe corps «réel» est à distinguer des représentations inconscientes qui lui sont liées. Ces dernières résultent d’une construction subjective à partir d’un support anatomo-physiologique, source de perceptions à la fois proprioceptives (émanant du corps propre) et extéroceptives (émanant du monde extérieur), à l’origine des premiers liens narcissiques (liens à soi-même) et objectaux (liens interpersonnels). Cette construction dynamique, propre à chaque sujet, est aussi appelée «image du corps». L’image du corpsCorpsimage du est un concept psychanalytique développé notamment par P. Schilder (Schilder, 1935) et Fr. Dolto (Dolto, 1984), désignant l’effet des investissements psychiques infantiles qui se structurent à travers les expériences corporelles, les échanges vocaux et physiques avec l’entourage, les expériences olfactives, tactiles, respiratoires, visuelles et auditives. Contrairement à la perception du corps, qui peut être partagée dans le cadre d’une discussion avec le patient, la notion d’image du corps est inabordable directement, dans la mesure où cette image n’est pas liée à la perception visuelle mais à la nature de l’investissement libidinal du corps par le sujet. Cet investissement libidinal du corps propre en définit les contours de manière largement inconsciente. L’image du corps est ainsi à comprendre comme une construction purement subjective, en grande partie inconsciente, dont le discours, qui en constitue la part accessible, tente en permanence, sans jamais y parvenir complètement, de redessiner les contours. L’image du corps est donc à distinguer de la perception visuelle du corps total reflété dans le miroir. Autrement dit, l’image du corps n’a pas de rapport d’équivalence avec le «corps en image». L’image du corps représente cette part non directement accessible de notre corps. Elle se construit dans l’intersubjectivité et l’érotisation des premiers liens entre le bébé et son environnement, sur la base d’un support anatomo-physiologique initial, avant d’être secondairement refoulée. L’image inconsciente du corps interroge donc de façon paradigmatique la manière dont chacun appréhende son corps.

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