11 Structure psychotique
Généralités
Notion de structure
La notion de structure s’avère intéressante à envisager, d’un double point de vue :
psychopathologique, pour suivre la constitution progressive de la personnalité qui accompagne le développement psychosexuel de l’individu lors de sa maturation ;
clinique, pour pouvoir ordonner une nosologie issue de la psychanalyse, grâce à une sémiologie précise et rigoureuse dont le patient doit tirer tout le bénéfice qu’il est en droit d’attendre.
Cette notion de structure a été exposée et discutée en détail dans un chapitre antérieur du présent ouvrage (chapitre 9). Rappelons seulement que le terme de structure s’applique, non seulement au domaine physique relatif à l’architecture d’un bâtiment ou à l’arrangement interne d’un cristal en minéralogie, mais aussi à l’arrangement interne des composants d’un système complexe abstrait, stable et caractéristique de cet ensemble.
Notion de normalité
Quant à la question préalable de la normalité, les réponses proposées ont subi des variations en fonction des observations et des idées théoriques. On a eu tendance à considérer qu’il n’y avait pas de coupure épistémologique entre l’évolution de l’homme « normal » et celle décrite à la suite de la doctrine freudienne relative au développement psychologique de l’individu, habituellement névrotique, en rapport avec le concept organisationnel prévalent du complexe d’Œdipe.
La réponse actuelle la plus pertinente paraît bien être celle qui mérite l’appellation de « bien portant », quelle que soit la structure profonde, névrotique ou psychotique, authentique et stable, non décompensée, permettant la meilleure prise en compte possible des aléas de l’existence.
Rappel
En ce qui concerne le problème des états-limites, nous ne saurions mieux faire que de renvoyer le lecteur aux importants travaux de J. Bergeret, tels qu’ils sont décrits au chapitre 12 du présent ouvrage. La clinique montre à l’évidence que certains patients ne relèvent, au départ, ni de la lignée névrotique, ni de la lignée psychotique, car ils ne ressortissent pas d’une authentique structure, fixée d’emblée et stable. Les patients de cette lignée intermédiaire ont une organisation fragile, susceptible d’aménagements divers. On retiendra aussi les différences qu’ils présentent avec les border-lines décrits par Otto Kernberg, dont certains peuvent parfois être considérés comme des états-limites, mais doivent souvent être reconnus comme des prépsychotiques.
Psychose ou psychoses
Les auteurs utilisent souvent le terme de psychose au singulier lorsqu’il s’agit de décrire la genèse de la structure psychotique et d’en délimiter de façon précise les caractéristiques. Les psychoses, au pluriel, sont alors invoquées lorsqu’il y a décompensation de la structure par rupture de l’équilibre entre les investissements narcissiques et les investissements objectaux, avec éclosion des manifestations pathologiques telles que nous les connaissons en psychopathologie clinique.
Si les conditions de la vie de l’individu lui permettent une adéquation fonctionnelle au sein même de sa structure et ne débordent pas les moyens de défense dont il dispose, il pourra s’adapter aux aléas de l’existence sans trop de dommages. Mais que des causes diverses lui infligent des épreuves qui le submergent, on assistera à une décompensation plus ou moins explosive dont les tableaux cliniques ont été décrits et répertoriés de longue date en psychiatrie sous le nom de psychoses.
Psychose
Psychogenèse de la structure
Comprendre le fonctionnement de l’appareil psychique appréhendé comme une structure a été la visée permanente de la théorie psychanalytique. Pour ce faire, il fallait rechercher les différentes étapes de sa constitution et leurs enchaînements. Une formation psychique se développant à partir d’autres qui l’ont précédée, on devait donc remonter du présent au passé, de l’adulte à l’enfant, selon une méthode historique qui évoquerait une approche de type archéologique mettant à jour différentes strates superposées. Une telle approche a rapidement montré ses limites, à cause des déformations dues au travail du temps, à l’existence de souvenirs-écrans, à l’importance des fantasmes et au fait constaté que la mémoire subvertit l’histoire.
Les travaux des psychanalystes qui se sont attachés à l’observation directe des enfants pour rendre compte des psychoses précoces survenant dans l’enfance sont souvent peu transposables pour expliquer l’apparition beaucoup plus tardive des troubles psychotiques de l’adulte, schizophréniques ou paranoïaques, sous l’influence de divers facteurs qu’il faudra élucider. Rappelons, sans les détailler, les intéressants apports de D. Winnicott avec sa notion de transitionnalité, de crainte de l’effondrement ; de Margaret Mahler et l’étude des trois phases observées à l’aube de la vie (autistique, symbiotique et de séparation-individuation) ; de Mélanie Klein et son école avec la description du stade schizo-paranoïde, de la phase dépressive et de la dualité pulsionnelle amour-haine postulée originelle.
Certes, l’influence des traumatismes de l’enfance, des conflits, des frustrations est indéniable. Ces événements sont à l’œuvre dès la naissance, et même durant la période fœtale. Inscrits dans l’inconscient primaire, et par définition inaccessible directement, ils ne pourront être connus que par les rejetons que l’on découvrira et interprétera beaucoup plus tard.
Car ce qui compte essentiellement, c’est ce que le sujet en a ressenti et vécu en tant que fait psychique tout au long de son évolution. Mais en raison de profonds remaniements après-coup et de l’importance croissante reconnue aux fantasmes, une chronologie événementielle qui s’arrêterait à la recherche d’une vérité historique méconnaîtrait le but de la psychanalyse qui est de dégager la vérité du sujet à travers ce qu’il en exprime, hic et nunc. L’interprétation permet une construction analytique rendant compte, au-delà d’une suite événementielle, de la vérité du sujet, même reconstructrice de façon hypothétique et intégrant toutes les données disponibles, y compris les processus transgénérationnels.
Caractéristiques de la structure
Comprendre une structure par les étapes antérieures de sa mise en place est aussi une démarche initialement décrite en neurologie à la suite des travaux de H. Jackson, puis étendue à certains types de désorganisation fonctionnelle en psychiatrie, par E. Bleuler notamment. Chaque niveau, ou palier, d’intégration des phénomènes associatifs coiffe le niveau précédent qu’il remplace et régule, de façon hiérarchisée. La dissolution d’une instance supérieure va entraîner, par sa défaillance régulatrice, un fonctionnement sous-jacent antérieur dépassé, libérant des symptômes, positifs et négatifs. Ceci renvoie aux notions de régression – avec ses différents modes : topique, formelle et temporelle – et de fixation en psychanalyse et permet, par l’analyse d’un fonctionnement pathologique, la reconstitution rétrospective d’une psychogenèse.
Angoisse psychotique
Nous n’étudierons pas ici l’historique de la théorie de l’angoisse en psychanalyse, renvoyant le lecteur au chapitre 2 du présent ouvrage. Nous retiendrons seulement les formulations qu’a proposées Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926). Il a bien reconnu à Otto Rank le mérite d’avoir insisté sur le fait que le processus de la naissance constitue la première situation de danger pouvant représenter le prototype de la réaction d’angoisse. Mais il s’en séparera en contestant sa généralisation excessive qui ne tiendrait pas compte de l’importance de la réaction individuelle, d’intensité variable, du traumatisme de la naissance, traduisant en dernier ressort la séparation de la mère.
Plus spécifiquement dans la psychose, le sujet est en proie à un trouble profond du sentiment de sa propre identité, avec une crainte terrifiante d’une disparition du Moi et d’un retour au néant. Dans cette relation duelle avec la mère, l’angoisse de morcellement ou l’angoisse de néantisation exprime le sentiment de dislocation ou de vidage face à une perte inapaisable de l’objet pulsionnel, dont il tentera de se défendre ultérieurement par différents mécanismes.
Relation d’objet psychotique
Sous le nom de relation d’objet, on entend décrire la relation du sujet avec son monde, aussi bien extérieur qu’intérieur, en fonction de la structure de sa personnalité, et plus précisément une interaction mettant en jeu :
Initialement, Freud a employé le terme d’objet à propos de la pulsion. Il définit celle-ci par :
sa source, qui prend naissance lors de l’excitation provoquant la tension d’une zone érogène ;
son but, actif ou passif, selon les couples d’opposés, de type voir-être vu (s’exhiber) ou sadisme-masochisme ;
et son objet, non spécifique, susceptible d’apporter la satisfaction. Cet objet change au cours du temps, selon les étapes de la maturation de la personnalité.
La fixation du choix objectal à un moment donné peut, sous l’influence de différents facteurs, ne pas s’inscrire dans l’évolution psychosexuelle menant à une sexualité de type génital. On observe alors des variations érotiques, dont l’auto-érotisme, ou encore l’homo-érotisme.
À titre d’exemple, le stade oral serait scindé en étape orale précoce pré-ambivalente caractérisée par la succion et correspondrait à un auto-érotisme anobjectal. À l’étape orale tardive avec apparition des dents, encore appelée cannibalique, correspondraient narcissisme et incorporation totale de l’objet.
D’autres conceptions ont été avancées à ce sujet.
Pour Mélanie Klein et son école, des relations d’objet observées chez des adultes psychotiques peuvent être rattachées à des processus très précoces remontant au stade oral. Angoisse et mécanismes psychotiques ont été repérés de façon systématique lors de la position schizo-paranoïde décrite par M. Klein chez le très jeune enfant. L’objet partiel initial, en l’occurrence le sein maternel, est déjà ambivalent par intrication pulsionnelle, libidinale et agressive. Il se trouve clivé en « bon » sein gratifiant et idéalisé, et « mauvais » sein frustrant et persécuteur, où sont projetés amour et haine. Introjection et projection sont à l’œuvre de façon prévalente.
Narcissisme
La notion de narcissisme (ainsi appelé par référence au personnage de Narcisse amoureux de sa propre image) est apparue de façon restreinte en psychopathologie. Elle a été précisée au fur et à mesure de l’utilisation plus généralisée de ce concept, applicable à la constitution de tous les humains au cours de leur développement. Nous ne pouvons pas, dans le cadre limité de ce paragraphe, passer en revue toutes les implications du narcissisme et son rôle étendu dans le fonctionnement de la vie psychique. Nous nous limiterons à en souligner sa mise en relief, son maintien et son retentissement dans la structuration psychotique. La phase narcissique par laquelle passerait tout enfant au cours de sa croissance a pu être considérée comme première ébauche du Moi. Freud la situe après l’auto-érotisme au moment où se structurent sa personnalité et sa sexualité. La description lacanienne du stade du miroir, mentionnant l’assomption jubilatoire de son image spéculaire qui l’accompagne, peut dans une certaine mesure en être rapprochée. L’importance attachée au concept de narcissisme dans l’élaboration de la nosographie psychanalytique freudienne est attestée par les variations sémantiques observables dans la dénomination initiale de psychonévroses narcissiques – par opposition aux psychonévroses dites de transfert – au sein du groupe des psychonévroses de défense où la dynamique du conflit est au premier plan. Le terme de psychose plus généralement admis en psychiatrie finira par prévaloir. Mais le stade narcissique ne sera jamais entièrement dépassé, car le Moi peut se choisir lui-même comme objet érotique, tout comme il peut en choisir d’autres.
La libido, considérée comme énergie quantitativement mobilisable de la pulsion sexuelle, peut être distinguée en libido narcissique ou du Moi – ou mieux du Soi, ou même du Self selon les auteurs anglo-saxons – et libido d’objet, avec parfois un difficile équilibre à trouver entre les investissements narcissiques et les investissements objectaux. L’ouvrage de Freud intitulé Pour introduire le narcissisme (1914) n’a pas manqué de modifier les conceptions initiales sur le sujet.
Si l’on observe maintenant l’adulte psychotique, on peut essayer de comprendre à la lumière de ce qui précède les différences structurales. Chez un sujet non psychotique, lorsque la libido se détache d’un objet, elle peut trouver, plus ou moins rapidement, un autre objet substitutif. Chez le paranoïaque, la libido libre, détachée du monde extérieur, va se retrouver fixée sur le Moi, comme en témoignent l’hypertrophie du Moi et les idées de grandeur observables en clinique. Cette régression va le ramener de l’homo-érotisme à un point de fixation situé au stade du narcissisme.
On retrouve dans la schizophrénie, très improprement appelée naguère démence précoce, le même détachement de la libido du monde extérieur et la régression vers le Moi, ainsi que l’échec d’un réinvestissement d’un objet extérieur. Mais ici ce n’est pas par le mécanisme préférentiellement utilisé par le paranoïaque, à savoir la projection, que va se manifester la faillite d’un réinvestissement objectal, mais par un mécanisme hallucinatoire. La régression va dépasser le stade du narcissisme pour atteindre un point de fixation encore plus profond que dans la paranoïa. Le terme d’autisme schizophrénique qu’E. Bleuler avait appliqué à ce type de sujet trouve ainsi sa justification dans ce retour à l’auto-érotisme infantile.
Nous mentionnerons ici les conceptions de Béla Grunberger, qui confèrent au narcissisme un statut autonome d’instance, dont l’origine se situerait dans la vie intra-utérine. Les traces inconscientes en seraient ultérieurement repérables dans certaines productions de la psyché humaine, sous forme d’évocation du jardin d’Eden, ou de nostalgie du paradis perdu, ou encore de la promesse d’un âge d’or. La vie du fœtus peut être éventuellement troublée, mais le souvenir d’une expérience même fugitive d’une félicité parfaite, aconflictuelle et élationnelle, serait un noyau narcissique à l’origine de nombreuses aspirations sublimées. À la naissance, le passage doit se faire de l’économie narcissique à l’économie pulsionnelle pour dépasser la monade mère-enfant et accéder aux relations objectales. Mais pour pouvoir vivre une évolution satisfaisante, le sujet aura toujours besoin d’une confirmation narcissique par le regard de sa mère, de ses proches, de ses éducateurs et, si cela s’avère nécessaire, de son psychanalyste.
Moi psychotique et monde extérieur
Dans le cadre limité de ce chapitre, il n’est pas possible de passer en revue toutes les questions soulevées par la définition du Moi, sa genèse, sa fonction et l’évolution des conceptions psychanalytiques à son sujet, tant chez Freud que chez d’autres auteurs1.
Rappelons que, après l’exposé initial de la première topique, puis d’une première théorie des pulsions (1905), puis l’introduction du narcissisme (1914), puis d’une seconde théorie des pulsions (1920), c’est avec Le Moi et le Ça (1923) que Freud va proposer la deuxième topique de l’appareil psychique, avec la trilogie Ça – Moi – Surmoi remplaçant la précédente inconscient – préconscient – conscient (encore appelée perception-conscience), sans toutefois la rejeter. Alors qu’à l’intérieur du Ça (terme emprunté à G. Groddeck) où sont situés des contenus en partie innés et d’autres, acquis et refoulés, on retrouve un fonctionnement correspondant au processus primaire avec des motions pulsionnelles contradictoires, le Moi est constitué par une partie du Ça modifiée par différenciation progressive sous l’influence de contraintes exercées par le monde extérieur. Le Moi, avec ses modes de défense, reste donc ici en partie inconscient, de même que le Surmoi.
Héritier du complexe d’Œdipe et des identifications ultérieures, le Surmoi va reprendre à son compte, par intériorisation de la relation ambivalente aux parents, les règles et interdits de l’éducation sous forme de conscience morale et d’une fonction d’auto-surveillance plus ou moins sévère, mais aussi, plus rarement, de protection.
Le Moi doit conforter de façon permanente sa difficile position de régulateur face à des tendances contradictoires d’intensité variable. On peut rappeler ici la phrase célèbre de Freud : « Wo Es war, soll Ich Werden », qui a pu être traduite ainsi « Là où était du Ça, du Moi peut advenir », d’où la plaisante comparaison avec l’assèchement du Zuiderzee.