11: Jeu problématique et impulsivité : une approche multidimensionnelle

Chapitre 11 Jeu problématique et impulsivité : une approche multidimensionnelle




Jeu problématique et impulsivité : état de la question


Depuis bientôt trois décennies, de nombreux chercheurs se sont intéressés aux mécanismes psychologiques susceptibles de sous-tendre le jeu problématique. Parmi ces recherches, de nombreuses se sont focalisées sur le rôle potentiel des traits impulsifs. Cet intérêt pour l’impulsivité est en grande partie imputable au fait que le jeu problématique a d’emblée été conceptualisé comme un « trouble du contrôle des impulsions », il est d’ailleurs répertorié sous cette étiquette dans l’actuelle version du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV-TR).


Un examen de la littérature scientifique permet de répertorier nombre d’études ayant investigué les liens entre jeu problématique et impulsivité. Ces données attestent de manière consistante (1) de niveaux d’impulsivité plus élevés chez des personnes ayant le diagnostic de « jeu pathologique » que chez des participants de contrôle appariés (par exemple, Blaszczynski et al., 1997; Fuentes et al., 2006) ; (2) de liens positifs entre hauts niveaux d’impulsivité et profil de joueurs « à risque » au sein de la population générale ou dans des populations d’étudiants universitaires (par exemple Vitaro et al., 1997 et 1999) ; et (3) de liens positifs entre hauts niveaux d’impulsivité et sévérité des symptômes de jeu problématique (par exemple Moore et Ohtsuka, 1997; Slutske et al., 2005). En outre, l’impulsivité a été liée, chez des joueurs problématiques, à une moins grande efficacité des prises en charge psychothérapeutiques (MacCallum et al., 2007) et à une plus grande probabilité d’abandonner une thérapie avant qu’elle ne soit terminée (Leblond et al., 2003). Relevons que seules quelques études n’ont pas trouvé de liens entre jeu problématique et impulsivité (par exemple Allcock et Grace, 1988), mais que ces dernières ont été critiquées quant à leur méthodologie (par exemple disparité d’âge et/ou de genre entre les groupes de participants, taille réduite des échantillons évalués).


Dans l’ensemble, ce type de données atteste de l’existence de liens entre haut niveau d’impulsivité et comportements de jeu problématique. Néanmoins, ces études ont très peu contribué à la compréhension du rôle spécifique de l’impulsivité dans le développement, le maintien et la récurrence des conduites de jeu problématique. Nous pensons que cela est essentiellement dû à l’absence de cadre théorique spécifiant les différentes facettes de l’impulsivité, les mécanismes psychologiques impliqués et de leurs contributions aux symptômes de jeu problématique. En effet, il est maintenant établi que l’impulsivité est un concept multifactoriel sous-tendu par une variété de mécanismes psychologiques spécifiques (exécutifs, affectifs, motivationnels) (voir par exemple Billieux et al., 2008). Dans cette optique, nous allons dans la section suivante montrer comment le construit d’impulsivité peut être scindé en différentes composantes, et de quelle manière ces dernières sont susceptibles de jouer des rôles différenciés dans l’explication des conduites de jeu problématiques.



Une approche multidimensionnelle des liens entre impulsivité et jeu problématique


Un prélude à une conception théoriquement et empiriquement fondée du construit d’impulsivité a été franchi par les psychologues Stephen Whiteside et Donald Lynam (2001). Plus précisément, ces auteurs ont postulé, en se basant sur les modèles de la personnalité dominants (par exemple le modèle « Big Five » de la personnalité, voir Costa et McCrae, 1992) et des échelles d’impulsivité les plus utilisées (par exemple l’échelle d’impulsivité BIS-11 de Barratt), l’existence de quatre facettes distinctes en lien avec les manifestations impulsives. Leurs prédictions ont été validées par des analyses factorielles et une nouvelle échelle créée à partir des items présentant les meilleures saturations sur chacun de ces facteurs : le questionnaire d’impulsivité UPPS (« UPPS Impulsive Behavior Scale », Whiteside et al., 2005). Ce questionnaire, ainsi qu’une version courte de ce dernier, ont d’ailleurs été adaptés et validés en français (version originale : Van der Linden et al., 2006 ; version courte : Billieux et al., 2012b). Les quatre composantes de l’impulsivité identifiées sont les suivantes : (1) l’urgence, qui correspondrait à la tendance à expérimenter des réactions fortes et excessives dans des contextes émotionnels intenses ; (2) le manque de persévérance, définie comme la difficulté à rester concentré sur des tâches complexes et/ou ennuyeuses ; (3) le manque de préméditation, considéré comme une faible aptitude à prendre en compte les conséquences à long terme des actions ; et (4) la recherche de sensations, qui caractérise les personnes aimant s’engager dans des conduites stimulantes, excitantes, et potentiellement risquées.


Si les travaux de Whiteside et Lynam ont clairement contribué à une meilleure caractérisation des multiples composantes de l’impulsivité, leur approche ne spécifie pour autant pas quels sont les mécanismes psychologiques qui sous-tendent les manifestations impulsives. Dans cette perspective, Bechara et Van der Linden (2005) ; (voir aussi Billieux et al., 2008) ont proposé de relier les facettes de l’impulsivité à des mécanismes psychologiques spécifiques. Ce cadre théorique, dont les fondements sont désormais appuyés par un nombre grandissant de données empiriques (par exemple Billieux et al., 2010; Gay et al., 2008), stipule que les quatre facettes de l’impulsivité identifiées par Whiteside et Lynam peuvent être appréhendées selon deux niveaux d’analyse distincts. Le premier niveau, reflété par les facettes d’urgence, de manque de persévérance et de manque de préméditation, serait en lien avec des difficultés touchant des mécanismes exécutifs et de prise de décision. Plus précisément, l’urgence serait au moins en partie la conséquence de difficultés affectant la capacité à inhiber des schémas de réponses dominants ou automatiques ; le manque de persévérance la résultante de difficultés à inhiber des pensées et/ou des souvenirs non pertinents ; et le manque de préméditation le reflet d’une faiblesse des différents mécanismes (plus ou moins contrôlés) impliqués dans les processus de délibération (ou de prise de décision). Le second niveau, représenté par la facette de recherche de sensations, concernerait davantage les dispositions motivationnelles ou tempéramentales. La recherche de sensations peut à ce titre être considérée comme le reflet d’une plus grande sensibilité aux récompenses qu’aux punitions, et plus largement à une activation préférentielle des systèmes motivationnels d’approche (plutôt que d’évitement). À titre d’exemple, chez une personne présentant des problèmes de jeu, un stimulus signifiant (par exemple le fait de voir l’entrée d’un casino ou d’un bar-tabac) provoquera une activation du système motivationnel d’approche, lequel modulera les différents traitements (perceptifs, moteurs, etc.) impliqués dans les conduites d’approche et de recherche de renforcements. Ainsi, si cette personne s’adonne quotidiennement au jeu dans un bar au moment de rejoindre son domicile, elle devra recourir à ses capacités exécutives d’autocontrôle (en particulier l’aptitude à inhiber une réponse dominante) lorsqu’elle désirera éviter de s’engager dans cette conduite de jeu automatisée.


Ces dernières années, plusieurs études ont exploré les liens entre impulsivité et jeu pathologique à la lumière du modèle UPPS de l’impulsivité. Il a ainsi été établi que les composantes d’autocontrôle de l’impulsivité (et plus particulièrement l’urgence et le manque de préméditation) sont des prédicteurs importants des conséquences négatives résultant des conduites de jeu (telles que des conflits familiaux, des dettes, etc.) (par exemple Cyders et Smith, 2008; Smith et al., 2007). En revanche, bien qu’associée de manière inconsistante au statut de joueur problématique (voir Hammelstein, 2004, pour une revue), la recherche de sensations semble un bon prédicteur des conduites effectives de jeu (par exemple fréquence d’engagement dans des conduites de jeu et nombre d’activités de jeu pratiqués, voir Coventry et Norman, 1997 ; Smith et al., 2007), ou encore des préférences quant au type de jeux pratiqués (par exemple Bonnaire et al., 2006). À l’inverse des dimensions d’autocontrôle de l’impulsivité, la recherche de sensations ne permet pas de prédire solidement, chez des personnes traitées pour des problèmes de jeu, quels sont ceux qui mèneront à terme leur traitement de ceux qui l’abandonneront prématurément (Leblond et al., 2003).


Dans cette optique, il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle des personnes ayant une recherche de sensations élevée associée à de bonnes capacités d’autocontrôle joueront de manière « contrôlée » (par exemple en arrivant à inhiber des conduites de « chasing » ou en évitant de jouer des sommes trop élevées), alors que des individus ayant une recherche de sensations élevée associée à des faibles capacités d’autocontrôle auront des difficultés à ne pas s’engager dans des conduites de jeu risquées et dommageables sur le long terme. Sur le plan de l’intervention psychologique, le modèle à deux niveaux de processus (motivationnel et exécutif) que nous venons de présenter suggère la mise en place, chez les personnes présentant des problèmes de jeu, de différents types d’interventions visant soit à modifier les réponses automatiques dysfonctionnelles (en lien avec les systèmes motivationnels), et/ou à améliorer les capacités d’autocontrôle (en lien avec les processus exécutifs et décisionnels) (pour des exemples d’interventions, voir Friese et al., 2011; Van der Linden et Billieux, 2011). Ces interventions psychologiques devront également intégrer la trajectoire discontinue du joueur pathologique dans le temps. Ainsi, elles rendront mieux compte de l’interaction complexe entre les motivations, les émotions et les comportements de jeu, eux-mêmes soumis à l’influence d’autres facteurs biologiques, psychologiques et sociaux.


En guise de conclusion, nous voudrions soulever l’importance de considérer la multiplicité des facteurs susceptibles de promouvoir les comportements de jeu problématique. En effet, dans une étude récente (Billieux et al., 2012a), nous avons mis en évidence l’existence d’une hétérogénéité importante au sein des profils d’impulsivité rencontrés chez des personnes ayant reçu un diagnostic de joueur pathologique (selon les critères du DSM). Par exemple, certains des joueurs incorporés dans l’étude étaient caractérisés par une altération de l’ensemble des facettes de l’impulsivité, alors que d’autres présentaient des scores élevés uniquement en regard de certaines des composantes évaluées. En outre, il est également apparu qu’une part substantielle des joueurs pathologiques de notre étude (30 % de l’échantillon) ne pouvaient être considérés comme impulsifs sur aucune des facettes de l’échelle d’impulsivité UPPS, et ne présentaient pas de déficit à une tâche évaluant les capacités d’inhibition. Ce dernier constat apporte une validation supplémentaire à la position selon laquelle la recherche sur le jeu pathologique s’est trop souvent focalisée sur les aspects liés à l’impulsivité (et plus largement à l’autorégulation), en ignorant le rôle potentiel d’autres facteurs psychologiques (par exemple les distorsions cognitives, les attitudes explicites et implicites à l’égard du fait de jouer de l’argent, les buts et motivations idiosyncrasiques des individus). Les recherches futures se devraient ainsi d’explorer les rôles spécifiques et les potentielles interactions entre différents types de mécanismes psychologiques et le jeu problématique.

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May 23, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 11: Jeu problématique et impulsivité : une approche multidimensionnelle

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