Chapitre 10 Uvéites dues à la maladie de Lyme
La maladie de Lyme est la maladie par morsure de tique la plus fréquente dans l’hémisphère nord. Elle est due à un spirochète de la famille des Borreliae (Borrelia burgdorferi sensu lato). Afzelius a décrit un érythème migrant au début du XXe siècle [1] mais ce n’est qu’en 1975 que la maladie fut décrite pour la première fois aux États-Unis dans la ville de Lyme, d’où elle tire son nom. Ce n’est que plus tard que William Burgdorfer fit le lien entre la maladie et le spirochète responsable qu’il baptisa de son nom [2].
Pathogénie : infections à Borreliae
Le complexe Borrelia burgdorferi sensu lato comporte plusieurs espèces dont au moins trois sont retrouvées pathogènes chez l’homme : Borrelia burgdorferi sensu stricto, Borrelia garinii et Borrelia afzelii. Une quatrième, plus récemment mise en évidence, est le génotype A14S [3]. La bactérie est inoculée à l’homme par une tique, qui trouve son réservoir parmi les cervidés, les suidés, les oiseaux (Borrelia garinii), les reptiles et les rongeurs (Borrelia afzelii). La transhumance et la migration participent à la dissémination de la tique [3,4].
Le seul vecteur de Borreliae pathogènes pour l’homme est la tique du complexe Ixodes ricinus, parmi lequel on retrouve Ixodes ricinus (Europe), Ixodes scapularis et Ixodes pacificus (États-Unis), et Ixodes persulcatus (Asie) [5].
Cette tique se retrouve entre 35° et 60° de latitude nord en Europe et entre 30° et 55° de latitude nord aux États-Unis, et à des altitudes inférieures à 1 000 à 1 500 m [6]. Le climat propice au développement de la tique est tempéré, ni trop humide ni trop ensoleillé.
Les différentes espèces de Borreliae ont une distribution géographique propre et un tropisme tissulaire propre. Les trois espèces sont retrouvées en Europe, tandis que seul Borrelia burgdorferi sensu stricto est retrouvé aux États-Unis. Toutes les espèces peuvent donner une atteinte articulaire de type mono- ou oligoarthrite non érosive des grosses articulations des membres (genou) transitoire ou chronique. Borrelia burgdorferi sensu stricto donne préférentiellement une arthrite, Borrelia afzelii une acrodermite chronique atrophiante et Borrelia garinii une neuroborréliose de type méningoradiculite, polyneuropathie périphérique, encéphalite, encéphalomyélite. Ces trois espèces comprennent au moins sept sérotypes ospA. L’ospA type 1 est retrouvé dans 33 % des prélèvements synoviaux et définit Borrelia burgdorferi sensu stricto ; l’ospA type 2 est retrouvé dans 84 % des prélèvements cutanés et dans 29 % des prélèvements synoviaux, il définit Borrelia afzelii ; les ospA types 3 à 7 sont retrouvés dans 69 % des prélèvements de liquide cérébrospinal et dans 38 % des prélèvements synoviaux, ils définissent Borrelia garinii[3,6].
Épidémiologie
La maladie est retrouvée exclusivement dans l’hémisphère nord, en Europe centrale et en Scandinavie, aux États-Unis, en Asie du Nord et plus rarement dans le Maghreb. En Belgique, les zones endémiques sont les provinces de Namur, de Luxembourg, du sud de Liège, du Limbourg, d’Anvers, et du sud du Hainaut [7]. En France, la borréliose est particulièrement fréquente en Alsace [4].
Le recensement de la maladie de Lyme n’étant pas obligatoire, l’incidence annuelle est estimée à environ 65 000 cas en Europe, 16 500 cas aux États-Unis, 3 500 en Asie et sept dans le Maghreb, soit un total annuel d’environ 85 000 cas. Les experts estiment que l’incidence réelle est trois fois supérieure, menant le nombre de nouveaux cas par an à 250 000 dans le monde. L’augmentation de l’incidence peut être mise en rapport avec le réchauffement de la planète qui est bénéfique aux arthropodes [8].
L’incidence annuelle moyenne en Europe centrale est de 100 à 200 nouveaux cas pour 100 000 habitants, de 12,6 pour 100 000 habitants en Belgique entre 1999 et 2006, de 8,2 pour 100 000 habitants en France entre 1999 et 2000 et de 200 pour 100 000 habitants en Alsace [4,6]. Aux États-Unis, l’incidence annuelle moyenne est de 29,2 cas pour 100 000 habitants [9].
En Europe, les pays les plus touchés sont, par ordre décroissant, la Slovénie, la Suède, la Lituanie, la Tchéquie, l’Estonie, la Suisse, l’Allemagne, la Lettonie, la Finlande, la Hongrie, la Belgique, la Slovaquie, la Pologne, l’Espagne, la France, la Croatie, la Bulgarie, la Norvège, la Serbie et le Monténégro, les Pays-Bas, le Danemark, l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Islande, le Portugal et l’Italie. Aux États-Unis, dix états comptabilisent 93 % des infections recensées : par ordre décroissant, le Connecticut, Rhode Island, le Delaware, New York, le New Jersey, la Pennsylvanie, le Wisconsin, le Massachusetts, le Maryland et le Minnesota. En Asie, il s’agit principalement de la partie asiatique de la Russie (Oural, Sibérie, est de la Russie), l’incidence étant très basse en Turquie, Chine, Corée et Japon. En Afrique du Nord, de rares cas sont retrouvés au Maroc, en Algérie, en Tunisie et à Madère [6].
La durée du contact entre la tique et son hôte est importante pour la transmission de l’infection. Selon les études américaines, la transmission ne peut se faire qu’après un temps de contact de quarante-huit heures ; des études européennes ont toutefois mis en évidence que la transmission était possible déjà après huit heures de contact. Les nymphes, plus petites et plus nombreuses que les tiques femelles, sont plus à même de rester longtemps en contact avec l’hôte. La quantité de Borreliae présentes dans le tube digestif de la tique est également une donnée importante pour l’infection de l’hôte. On estime le risque de développer des symptômes après une morsure de tique à 2 % à 4 %. En Europe, une séroconversion sans borréliose symptomatique est fréquente, menant à un taux de séropositivité élevé [6].
Présentation clinique de la maladie de Lyme
La maladie est divisée classiquement en trois phases, définies par le temps écoulé entre la morsure de tique et l’apparition des symptômes [10–12]. Il existe aussi des infections asymptomatiques : un taux non négligeable de patients asymptomatiques se sont révélés séropositifs pour les IgG spécifiques à Borrelia burgdorferi.
STADE DE L’INFECTION LOCALISÉE PRÉCOCE (STADE I)
L’infection débute par un érythème migrant d’extension centrifuge depuis le site de morsure par la tique. Cet érythème est attribué à la migration locale des spirochètes sept à dix jours après la morsure et peut être précédé ou accompagné de symptômes généraux (asthénie, céphalées, myalgies, arthralgies) [13]. Les uvéites ont été rapportées dans les stades précoces [14].
STADE DE L’INFECTION DISSÉMINÉE PRÉCOCE (STADE II)
Ce stade survient de quelques jours à quelques mois après la morsure. Il se retrouve chez 30 % à 60 % des patients en l’absence de prise en charge thérapeutique. Ses caractéristiques majeures sont les manifestations cutanées (érythème chronique migrant et multiples), articulaires (mono- ou oligoarthrites), nerveuses périphériques (atteinte radiculaire des nerfs) ou centrales (méningoencéphalites), cardiaques (troubles de la conduction et cardiomyopathies) et, bien sûr, ophtalmiques[15]. À ce stade, il peut en effet survenir des conjonctivites, des épisclérites, des sclérites, des kératites interstitielles, des uvéites, des névrites optiques, des paralysies oculomotrices et des myosites orbitaires [16–27] (tableau 10-I).
Atteinte de la surface oculaire | Conjonctivite Épisclérite Kératite interstitielle Sclérite antérieure et postérieure |
Uvéite | Antérieure granulomateuse Intermédiaire Postérieure : vascularite, choroïdite multifocale Panuvéite |
Manifestations neuroophtalmologiques et musculaires | Nerf optique : névrite optique, neurorétinite, œdème papillaire Nerfs oculomoteurs |
Manifestations orbitaires | Myosite Œdème périorbitaire |
STADE DE L’INFECTION CHRONIQUE (STADE III)
Les manifestations de ce dernier stade surviennent des mois voire des années après l’infection initiale et se caractérisent par des manifestations cutanées (acrodermatite chronique atrophiante), articulaires (arthrite chronique), neurologiques, cardiaques et oculaires. Ce stade concerne 10 % des patients non traités[28]. De nombreux cas d’uvéite seraient tardifs [15]. Karma et al. ont retrouvé cinq patients (sur six) avec des manifestations tardives de maladie de Lyme oculaire ; elles étaient survenues de deux à six ans après l’infection par Borrelia[29]. Plusieurs auteurs suggèrent que les cas tardifs sont sans doute sous-diagnostiqués, étant donné la faible positivité voire la négativité des sérologies [15,29–33].
Les causes de ces manifestations tardives peuvent trouver une explication simple en cas d’absence de traitement, mais ne sont pas entièrement élucidées puisque l’éradication du germe par une antibiothérapie bien menée ne permet pas toujours d’éviter ces stigmates tardifs [34]. La raison invoquée fait appel à des mécanismes auto-immuns [35].
Uvéite et maladie de Lyme
PRÉVALENCE
La prévalence de la maladie de Lyme au sein des patients avec uvéite a été peu évaluée. Deux études aboutissent à des conclusions différentes. Une étude japonaise évaluant une zone endémique pour la maladie de Lyme a montré que 48 % des patients atteints d’uvéite considérée comme idiopathique avaient une sérologie positive, tandis que, parmi les patients sans uvéite, on ne trouvait que 5 % de positivité. Les auteurs concluaient donc que la maladie de Lyme était une cause d’uvéite « idiopathique » ou non diagnostiquée dans les zones endémiques[36]. Une étude américaine évaluant des patients dans une zone non endémique arrivait à des conclusions différentes. Elle rapportait quatre patients avec des sérologies positives mais des western blots négatifs et concluait que des sérologies positives chez les patients avec uvéite avaient de fortes chances de représenter des faux positifs [37]. Même dans des zones endémiques, le dosage des anticorps anti-Borrelia ne devrait être fait que dans les cas d’uvéite d’origine indéterminée ayant une histoire clinique ou des signes extraoculaires de borréliose, en particulier chez les patients ayant des uvéites dont l’aspect est compatible avec une maladie de Lyme, par exemple en cas de vitrite [19].
La fréquence de l’uvéite au sein des patients souffrant d’une maladie de Lyme oculaire a été évaluée par Mikkila, qui retrouvait dix cas d’uvéites dans une série de vingt cas de maladie de Lyme oculaire [15].
PHYSIOPATHOLOGIE
L’inflammation peut être due à une atteinte secondaire immune ou due à l’infection directe des tissus intraoculaires par les spirochètes [18]. Des études expérimentales ont montré une dissémination hématogène des spirochètes dans le vitré, suite à une inoculation intrapéritonéale [38]. Dans un cas dont le diagnostic avait été celui d’endophtalmite, un organisme dont l’aspect était celui de Borrelia burgdorferi a pu être détecté par examen histopathologique an sein des tissus intraoculaires[24]. Chez un patient séropositif pour la maladie de Lyme, la PCR pour l’endoflagelline de B. burgdorferi a été retrouvée positive dans le vitré et le liquide cérébrospinal [29]. S’il est donc bien établi que les spirochètes peuvent atteindre l’intérieur de l’œil, les mécanismes par lesquels ils pénètrent la barrière hémato-rétinienne restent incompris — comme c’est le cas pour l’invasion du système nerveux central [39].
B. burgdorferi a été clairement impliquée, chez l’animal, dans le développement de phénomènes auto-immunitaires cardiaques et articulaires [40]. Si, chez l’humain, de nombreux arguments plaident en faveur de tels mécanismes, aucune équipe n’a encore pu le démontrer et la controverse reste vive [41]. Au niveau oculaire, il a été proposé que des réactions croisées entre des antigènes de B. burgdorferi et des autoantigènes rétiniens puissent être impliquées dans le développement de la maladie de type birdshot. Ce point fait toujours l’objet de débats [42], néanmoins cette hypothèse est plutôt aujourd’hui discréditée. Ainsi, on ne sait toujours pas si les manifestations chroniques de la maladie de Lyme, surtout celles qui persistent après un traitement antibiothérapeutique, représentent la persistance de l’agent infectieux ou des mécanismes autoimmunitaire.
TYPES D’UVÉITES OBSERVÉS DANS LA MALADIE DE LYME
UVÉITE ANTÉRIEURE
L’uvéite antérieure peut avoir un aspect non granulomateux avec des fins précipités rétrodescemétiques, mais elle a plus souvent un aspect granulomateux et peut se présenter avec des synéchies postérieures et des nodules sur le stroma irien. Elle peut également être accompagnée de snowbanking[31]. L’uvéite antérieure, en particulier les précipités rétrodescemétiques, peut être associée à une kératite stromale [43]. Dans la série de sept cas d’uvéites présentée par Karma et al., un cas était une uvéite antérieure [29]. Il s’agissait d’un cas d’uvéite antérieure bilatérale survenue six ans après l’infection par B. burgdorferi dont l’évolution a été favorable sans traitement systémique avec une persistance d’une acuité visuelle à 20/15.
UVÉITE INTERMÉDIAIRE
Les inflammations du vitré paraissent être très fréquentes dans les uvéites dues à la maladie de Lyme. Elles semblent surtout être associées à des uvéites postérieures ou des panuvéites et vascularites [29]. Elles peuvent être associées à un œdème maculaire et un œdème papillaire [44] (fig. 10-1). Le vitré peut avoir un aspect opaque diffus, présenter des « œufs de fourmis » ou être fibreux organisé [20,29]. La vitrite est souvent associée à d’autres signes postérieurs [29]. Nous avons rapporté deux cas tardifs d’uvéite intermédiaire chez des patients présentant des signes systémiques de maladie de Lyme. Le premier cas avec « œufs de fourmis » au niveau de la partie inférieure de la base du vitré ainsi que du snowbanking au niveau de la pars plana inférieure, sans atteinte maculaire, vasculaire ni papillaire. L’évolution a été rapidement favorable après traitement[20]. Le second cas était celui d’une patiente suivie en neurologie pour céphalées depuis quatre ans avec vitrite, œdème maculaire, vascularite périphérique et chute bilatérale de vision sans inflammation du segment antérieur et des papilles. L’évolution sous traitement a été favorable du point de vue inflammatoire mais les cicatrices post-œdème maculaire cystoïde ont été responsables d’une altération de la vision [20].