10: Structures névrotiques

10 Structures névrotiques



J.-P. Chartier



Notion de névrose


La névrose est apparue relativement tard dans les descriptions cliniques et seulement à la fin du siècle dernier. Cette entité clinique a eu beaucoup de mal à se dégager :



La névrose a en définitive acquis ses lettres de noblesse avec la psychanalyse.


Actuellement, cette entité a encore beaucoup de mal à récupérer une définition tant du point de vue théorique que clinique, d’autant plus qu’on peut penser qu’en dehors des psychoses et des états-limites, elle concerne la plupart des structures courantes de la personnalité. De plus, si l’on a accordé une grande importance à la classification américaine (DSM), on peut dire maintenant qu’elle correspond à une autre culture psychologique et psychiatrique.


Il est vrai que toute définition de la névrose est hypothéquée par une ambiguïté essentielle : Parle-t-on d’une névrose individuelle ou d’une névrose familiale ? Notre option se situe dans une vision unitaire de la névrose. Les chemins qui nous permettront d’y parvenir demandent dans un premier temps du moins de les distinguer car il va de soi qu’une névrose individuelle prend une connotation particulière dans le cadre d’une névrose familiale.



Névrose individuelle




Conception contemporaine de la névrose ou névrose selon la deuxième topique freudienne


Sa symptomatologie est beaucoup plus floue d’où une très grande difficulté diagnostique. On est en général en face d’un malaise où se confondent avidité et frustration au point que dans un premier temps du moins on pourrait considérer que la névrose se caractérise par une volonté de récupérer à tout prix les jalons manquants d’une évolution libidinale bien conduite.


Les avatars pathologiques ne seraient, dans cette perspective, que les aléas inhérents à la constitution des destins vitaux.


Un premier point de repère se dessine cependant d’une manière plus ou moins évidente mais toujours perceptible : le caractère insatiable de la demande d’une avidité telle qu’aucune « revanche » n’est jamais capable d’y faire face. Cette quête insatiable peut prendre des formes extrêmement variées aussi bien hystériques que caractérielles, voire paranoïaques a minima. À l’inverse la dépression névrotique peut être au premier plan cachant mal une quérulence rageuse, enfermée dans « le tout ou rien » ou bien encore tapie dans une omnipotence passive plus ou moins obsessionnelle et difficile à débusquer. Ce repérage fondamental ne doit pas faire oublier l’étendue de la légitimité revendicative. Le renoncement par le « désêtre » n’est pas un programme acceptable dans le destin névrotique. Par contre la prise en compte de cette double polarité permet d’envisager les carences, voire les traumatismes infantiles, d’une manière plus ouverte et de réenvisager d’un autre œil les causes infantiles censées pouvoir tout expliquer. Ainsi les conséquences des frustrations infantiles apparaissent davantage comme des manques à élaborer, des difficultés à mettre en route un travail de deuil que comme des ressorts impénitents et refoulés.



Inconscient de la névrose


Un inconscient double. L’inconscient secondaire de la première topique, produit du refoulement. L’inconscient primaire dont l’émergence essentielle est le Ça.


Le Moi devient partiellement inconscient, l’érotisation d’un Surmoi sadique en fait un comparse encombrant et les forces névrotiques ne sont plus seulement le produit secondaire du refoulement mais bel et bien en prise directe avec le Ça dans sa toute-puissance désordonnée. C’est l’énergie libre.


Le repérage de l’omnipotence pulsionnelle pourra être décrit sous forme de violence fondamentale (J. Bergeret). Donc, avant l’émergence de la sexualité infantile.


Le repérage de la dépendance, à la fois refusée et forcenée, une sorte d’attitude régressive que d’aucuns décriront telle une libido en quête d’objet (Fairbairn).


Ces deux points de vue qui nous ont paru repérer les mouvements essentiels de l’avidité apparente prennent une forme particulière dans l’inconscient.


Ils constituent d’abord deux types de relation d’objet bien différents qui, comme Freud semble l’anticiper dans son article de 1914 Pour introduire le Narcissisme, préfigurent une sorte d’empreinte préalable à la constitution triangulaire de l’Œdipe. Plus encore leur condensation concourt naturellement au désir incestueux : comment en effet l’enfant, privé d’arguments biologiques convaincants aurait-il l’outrecuidance de s’immiscer dans la problématique des désirs parentaux ?


Il lui faut de solides raisons telles la conjugaison d’une omnipotence pulsionnelle sans borne et d’une volonté forcenée de retour à une dépendance de type fœtal1.


Ainsi le désir incestueux fondateur de l’Œdipe est le prototype de la névrose typique.




Névrose familiale


On pourrait dire que par définition il y a névrose familiale lorsque le désir incestueux de l’enfant est repris en miroir par les parents qui deviennent partie prenante dans ce désir.


Dans la mesure où tous les parents du monde ont à voir avec ce désir et qu’il n’existe probablement pas de situations « pures » dans lesquelles le désir incestueux de l’enfant ne se trouve pas d’une manière ou d’une autre en état de complicité avec l’adulte, ne serions-nous pas obligés de conclure que toute névrose est d’emblée une névrose familiale ?


N’est-ce pas d’ailleurs dans ce climat de séduction réciproque (J. Laplanche) que peut se constituer un système pulsionnel du type amour-haine ? La marge entre une complicité adaptée à l’enfant et la charge d’un investissement parental dépressif abandonnique ou dévorant, les deux le plus souvent, n’est sans doute pas toujours évidente.


Il existe cependant des situations où le lien incestueux symbolique prend toute la place et devient l’élément majeur de l’histoire d’une destinée (par exemple l’histoire que Romain Gary rapporte à propos de son enfance dans La promesse de l’aube).


Aussi est-il possible de dire que s’il existe un noyau névrotique typique, il existe aussi des situations incestueuses symboliques typiques liées le plus souvent aux dépressions parentales.



image La partie visible et symptomatique n’est souvent pas très révélatrice car elle se caractérise par des relations d’objet où dominent la maîtrise systématique et d’une manière plus cachée encore la dépendance réciproque. Ces deux éléments conditionnent des fonctionnements mentaux rigides avec parfois des révélations explosives, caractérielles, clastiques, voire plus graves encore.


image La partie invisible n’est souvent révélée que dans l’après-coup ou au cours d’une psychanalyse. Il s’agit essentiellement d’interdits implicites majeurs dont la première conséquence est la stérilisation des échanges verbaux. Autant les enfants s’en donnent à cœur joie face aux interdits explicites autant les interdits implicites sont moins contournables. Non seulement il est implicitement interdit de parler de tout ce qui est sexuel mais également de tout ce qui a trait à une quelconque vie imaginaire. Quelquefois ces interdits touchent des tabous familiaux liés à des secrets de famille anciens ou récents (adoption, fratrie bâtarde, inceste, maladie, séropositivité au virus du sida) ou tout simplement tout événement extérieur qui risquerait de perturber le mode adaptatif familial et le cérémonial habituel qui en découle. Ainsi beaucoup d’enfants ne peuvent parler à leurs parents des événements qui font l’ordinaire des échanges familiaux (tracas scolaires ou relationnels, bobos et douleurs diverses, péripéties de l’entourage, voire apparition des règles).


Les formes les plus serrées de ces névroses familiales conduisent à une systématisation que nous emprunterons à la description faite par l’école de Palo Alto à propos du double bind qui de notre point de vue concerne essentiellement les névroses pathologiques. Nous retiendrons de ce « double lien » non pas l’aspect paradoxal qui nous paraît relever du jeu des apparences, plutôt l’opposition entre les injonctions explicites et implicites dont le rôle nous paraît radicalement différent. Cette contradiction apparente ne fait pas problème car les injonctions explicites (« grand garçon qu’attends-tu pour courir les filles ») sont faites pour montrer en permanence que le langage ne sert à rien.


Seules les injonctions implicites (« tu sais bien que tu n’es bien qu’avec ta mère ») sont entendues et constituent la trame des interdits implicites où se jouent les liens incestueux symboliques essentiels. S. Palazolli en est ainsi arrivée à décrire des fonctionnements familiaux de « disconfirmation » dans la mesure où l’entreprise névrotique familiale conduit à réduire au maximum toute représentation personnelle des affects et du monde.


Pour constituer une psychose il faut une rupture plus profonde des liens affectifs qui laisse libre court à des excitations terrorisantes2. Ainsi, la majorité de ces comportements appartiennent à la névrose.


On le voit également, par cette description symbiotique de liens mère-enfant nous sommes près du concept lacanien de forclusion portant sur le nom du père. Cette exclusivité maternelle comprend effectivement une exclusion – et pas seulement du nom – mais de l’image du père de l’enfant dans sa propre tête au profit de son père à elle, donc de son propre narcissisme.


En ce sens la valeur du père symbolique de l’enfant nous paraît effectivement primordiale mais caractérise par son absence essentiellement les névroses les plus pathologiques et non les psychoses. Pendant des années le mythe de la forclusion du nom du père comme étiologie essentielle des psychoses ne souffrait pas de contestation. Il apparaît aujourd’hui qu’il faille rendre à la névrose ce qui lui appartient.


Ainsi la réalisation incestueuse systématisée, fut-elle symbolique, qu’elle soit initiale ou réparatrice, constitue la base essentielle des névroses pathologiques comme Serge Leclaire l’a illustré lui-même à partir d’une observation de névrose obsessionnelle sous le vocable de « prison bien aimée ».


Reste à envisager la nature du lien qui relie ces formations incestueuses symboliques (voire incestueuses tout court) avec la dépression parentale. Il ne fait pas de doute que leur signification profonde est de l’ordre d’une addiction nécessaire, sorte de réparation pathologique de même type que le délire dans la psychose. Tout se passe en somme comme si dans ces cas « incestueux » l’emprise sur autrui n’avait pas pu s’exercer autrement c’est-à-dire d’une manière plus œdipienne. En ce sens on peut considérer le conflit œdipien comme l’expression d’un inceste « ouvert » qui se déplace essentiellement par des identifications complexes par opposition à l’inceste « fermé » des formations que nous venons de décrire dont le système d’identification apparaît beaucoup plus figé, passant des identifications les plus idéalisées aux plus mortifères sans beaucoup d’intermédiaires.



Noyau œdipien typique


Le conflit sexuel de la névrose se situe donc au niveau génital de l’Œdipe même si les aptitudes défensives conduisent à emprunter les voies de régressions prégénitales (anales voire orales). Le conflit chez le garçon découle de la rivalité œdipienne avec le père dans le projet de conquête de la mère. Ce projet est abandonné en fonction à la fois des sentiments tendres existants vis-à-vis du père et de la crainte de mesure de rétorsion de ce dernier (castration). Joue enfin et surtout la place du père dans la tête de la mère.


L’interdiction du père est intériorisée, aussi on dit que le Surmoi est « l’héritier du complexe d’Œdipe ». En même temps l’identification à ce dernier projette sur l’avenir la possession de la femme. La masturbation infantile, sorte de participation hallucinatoire à la scène primitive, montre déjà l’implication d’une omnipotence sans faille du désir qui semble donner raison au Surmoi. Sa reviviscence à l’adolescence se trouve ainsi sous le coup d’une culpabilité considérable ; la crainte de destruction ou de maladie des organes génitaux, en relation avec la masturbation, est l’expression la plus évidente de l’angoisse de castration. Chez la fille la position n’est pas exactement symétrique en raison du changement d’objet (des soins maternels à l’amour du père) et de la castration anatomique.



Identifications œdipiennes


L’identification du petit garçon au père et de la petite fille à la mère est l’héritier le plus évident du complexe d’Œdipe. En réalité, ce ne sont pas les seules issues et la mise en place de cet héritage reste hautement problématique.


Tout d’abord ce mode de résolution du complexe d’Œdipe reste partiel, le désir incestueux subsiste quoique déplacé (voir Le blé en herbe ou Le dernier tango à Paris) et c’est lui qui tombe sur le coup du Surmoi. Vues sous cet angle, les identifications aux parents du même sexe ne constituent qu’un destin particulier de l’investissement libidinal, insuffisant par rapport au retour inlassable de la pulsion dans son destin incestueux. Une des raisons en est que ces identifications « homosexuelles » ne vont pas de soi et sont même radicalement remises en cause, dans les deux sexes, et pour des raisons différentes.


Chez le garçon d’abord, l’identification au père met en question l’Œdipe inversé, c’est-à-dire la position féminine du petit garçon vis-à-vis du père. Or cette position est difficilement tolérée dans la mesure où elle stipule la castration.


Chez la fille, l’identification à la mère œdipienne n’est pas simple non plus car dans son ombre se profile l’image de la mère phallique préœdipienne. En particulier l’identification homosexuelle a beaucoup de mal à faire sa place au travers des arcanes de la maîtrise et de la dépendance qui caractérisent cet imago.


Mais il existe une troisième issue, sorte de voie de traverse qui prend une place considérable, c’est l’identification au parent du sexe opposé.


Qu’elle soit l’héritière naturelle de l’Œdipe inversé ne suffit pas à en rendre compte. Sa place est telle dans l’issue de l’Œdipe qu’on doit même à son propos parler d’identification œdipienne directe quoique hétérosexuelle. En effet, s’il y a renoncement à la réalisation incestueuse, l’identification hétérosexuelle n’en permet pas moins de conserver des liens privilégiés avec le parent œdipien ou du moins avec son image.


Il n’est pas question de considérer ce type d’identification comme pathologique. Il est en réalité très nécessaire à l’accomplissement de la vie libidinale hétérosexuelle : le coït dans les deux sexes nécessite en fait les deux types d’identification féminine et masculine. Il ne préjuge pas non plus de l’identification homosexuelle qui l’accompagne.


Ainsi certaines femmes, viriles dans leur vie sociale, n’en conservent pas moins dans le même temps une position féminine dans leur vie privée. À l’inverse, lorsque l’identification homosexuelle n’est qu’ébauchée, la féminité est revendiquée sur le plan social pour éponger l’échec, la virilité sur le plan privé pour l’assurer.


Si certains hommes craignent de perdre leur virilité en mettant un tablier de cuisine, d’autres revendiquent et réalisent « leur maternité » auprès de leurs enfants. Ces attitudes dans un sens comme dans l’autre ne préjugent en rien de celles qu’ils peuvent avoir en position virile.


Mais là encore, il faut faire une distinction entre les hommes et les femmes. En effet, l’identification virile de la femme est essentiellement œdipienne, c’est-à-dire proche de son issue génitale, d’où la prépondérance des phénomènes hystériques chez la femme. Chez l’homme, l’identification maternelle comporte de tels relents de la phase préœdipienne que l’identification hétérosexuelle est saturée en imagos beaucoup plus archaïques. L’analité défensive et en même temps identificatoire à la maîtrise de la mère phallique prend une place prépondérante, d’où l’issue préférentielle vers la névrose obsessionnelle et son lâchage que représentent les perversions.


La bisexualité, enfin, explique qu’on peut inverser toutes les situations décrites et que l’hystérie et la névrose obsessionnelles, si elles sont statistiquement prépondérantes, la première chez la femme et la seconde chez l’homme, n’en coexistent pas moins dans un sexe comme dans l’autre.



Le pulsionnel œdipien


Mais il faut aller bien au-delà encore et décrire deux destins très différents de l’omnipotence pulsionnelle.


D’une part, le Moi-pulsion ne cessera jamais de revendiquer son inextinguible soif d’exister à travers la réalisation de ses désirs pulsionnels et narcissiques. Cet attelage possède en lui-même une contradiction qui ne manquera pas de faire problème même si les premières acquisitions de l’enfant semblent pouvoir rallier les deux points de vue. Le pulsionnel devient inévitablement trop encombrant pour un Moi qui ne peut pourtant exister sans lui. Cette catastrophe latente, qui alimente la partie dépressive chère aux kleiniens, utilise toutes les issues pour s’en sortir : projection, refoulement et organisation du noyau hystérique.


En somme, après une période de connivence du pulsionnel et du narcissique, leur cohabitation devient problématique et provoque la mise en place de systèmes de défense très diversifiés face aux angoisses et à la dépression latente qui en résulte.


Mais, d’autre part, ces aménagements seraient encore insuffisants si le Moi-pulsion n’avait dû abandonner une partie de son emprise à une fonction narcissique autonome. Il trouvera preneur dans la démarche quasiment consciente du « bébé explorateur » qui utilise dès la naissance ses autres orifices (nez, yeux, oreilles) pour explorer le monde. La toute-puissance envahira progressivement cette investigation au nom d’un soi créatif qui veut exister par lui-même et arrive à se décaler de la pure satisfaction au profit de la seule omnipotence. Le pur plaisir de s’opposer au monde par le « non » (18 mois) devient une satisfaction suffisante qui, au-delà de la réalisation du désir, introduit dans ce décalage la toute-puissance de la pensée. Vécue d’abord dans l’agir (et l’inconscient) elle pourra, éventuellement, être récupérée par la pensée dans un après-coup plus significatif ouvert sur toutes les élaborations possibles.


Le monde obsessionnel, caractérisé par la folie du doute, est l’expression de cette folie omnipotente de la pensée qui peut faire du rationnel un rejeton beaucoup plus fou qu’on pourrait le croire (Edgar Morin) et arrime du même coup le contrôle omnipotent à un développement naturel de l’insatiable pulsionnel.


On peut ainsi décrire deux lignées (Platon n’a-t-il pas parlé de l’hybris du haut et de l’hybris du bas ?) :



image celle de la toute-puissance de la pensée qui plonge ses racines dans l’inconscient beaucoup plus qu’on pourrait le croire (la pulsion épistémophilique de Bion) et donne lieu à toutes les formations de caractère, et au caractère lui-même qui constituera un des éléments essentiels de la personnalité, allant des organisations obsessionnelles au fanatisme ordinaire. Cette partie peut subir des aménagements mais constituera un socle dont la plasticité restera aléatoire tant le narcissisme a besoin de s’y accrocher pour assurer la continuité de lui-même. Freud parlera des pulsions de Moi. On comprendra que cette position « narcissique » devienne un refuge en soi dès lors que le conflit œdipien a de la difficulté à être abordé (traumatisme psychique lié à un émoi pulsionnel précoce et excessif) ;


image celle du noyau hystérique qui, à l’abri de l’inconscient secondaire (celui de la première topique), continuera de se développer :




On comprendra aussi que le noyau hystérique, moins inconscient qu’on ne pourrait le croire, et la toute-puissance de la pensée, beaucoup plus inconsciente qu’on ne pourrait le croire, développent des relations plus ou moins inextricables dans lesquelles l’un peut habiter dans l’autre (n’est-ce pas cette confrontation qui peut produire aussi bien un symptôme, une œuvre, ou un caractère ?). Même si la plupart du temps, on peut repérer en soi les moments de notre hystérie dont la créativité peut du moins se régaler d’un exhibitionnisme profitable, et les moments où notre rumination « fanatique » plus ou moins obsédante ou obsessionnelle nous ronge de l’intérieur.


Il est également possible d’envisager l’hypothèse de dissociations extrêmes entre ces deux lignées lorsque, pris dans un naufrage, le psychisme ne sait plus à quel saint se vouer, le corps voulant sa vie de son côté et la pensée de l’autre, cela dans un brouillard intense pouvant aller du dédoublement des imagos au dédoublement du Moi. Toute une gamme de dissociations moins traumatiques peuvent se produire jusqu’à la dissociation créative qui fait de l’inspiration une sorte d’émergence productrice du noyau hystérique dont il est possible de garder le contrôle, tout en se laissant porter par une force qui vient de nous sans être tout à fait nous-mêmes.



Castration œdipienne


La castration œdipienne s’incruste bien évidemment dans le destin biologique de la différence des sexes et le Surmoi masculin en conservera une rigueur que n’atteint pas son homologue féminin. En réalité la crainte concernant l’intégrité corporelle de son appareil génital existe aussi chez la femme et elle est décuplée vis-à-vis de sa progéniture.


Cette crainte de la mesure de rétorsion ne doit pas faire oublier le contexte de la maturation œdipienne ni les résonances qu’entraîne la castration dans l’organisation psychique et l’univers qui en découle. On peut reconstituer cette maturation, au travers des arcanes du refoulement, comme un renoncement à la toute-puissance infantile de possession incestueuse, au moins pour partie, au profit de l’acquisition d’un Surmoi plus ou moins rigide et d’identifications plus ou moins problématiques. Ceci avec pour corollaire chez l’homme : je n’ai pas « le » phallus, et chez la femme : je ne suis pas « le » phallus (voir le paragraphe Économie dans la partie sur l’Hystérie de ce chapitre). En réalité, il s’agit là d’une première approximation car ce serait ne pas tenir compte du formidable renversement que comporte cet échange de « bon procédé ».


D’une part, le psychisme ne se résout jamais à se déposséder complètement d’un de ses moyens d’action – et encore le fait-il douloureusement. Ainsi la mégalomanie est un personnage, qui pour rester dans l’ombre, n’a de cesse de s’aménager un nouvel emploi (par exemple au niveau de l’Idéal du Moi).


D’autre part, l’entrée dans l’Œdipe – soit dit en passant une fois rentré dans l’Œdipe, on n’en sort plus, la névrose s’aménage, l’Œdipe ne se résout pas – est le début d’une histoire singulière dans la mesure où les personnes qui y sont impliquées sont elles-mêmes individualisées. Les schémas d’organisations psychiques ne sont que des bornes autour desquelles s’entremêlent les destinées humaines et c’est en ce sens que la névrose constitue un destin spécifique et une porte d’entrée dans la finitude. L’acceptation de l’appartenance à un seul sexe et de l’irréductible issue mortelle en est de surcroît le jalon principal.


Mais la finitude est aussi le témoin de la démarche à rebours du psychisme humain qui ne peut communiquer avec le monde qu’après s’être préalablement enraciné dans un univers qui lui est propre, donnant lieu, fût-ce à travers des vestiges épars, à une véritable mythologie individuelle.


C’est en ce sens que, malgré les apparences, la psychanalyse n’est pas une aventure autour du nombril, en ce sens que, seule, la singularité authentique d’une œuvre d’art débouche sur l’universel.


Ainsi, le conflit entre le Surmoi et les pulsions sexuelles n’est que la trame la plus évidente sur laquelle se construit la névrose. Le refoulement qui en est la première conséquence, souvent dépassé par les événements, laisse place au symptôme qui n’est pas seulement une formation de compromis entre la pulsion et la défense mais une nécessité absolue de sauvegarde du narcissisme (insurrection plus ou moins hystérique).


Le théâtre inconscient est ainsi en crise perpétuelle dont la plasticité est la qualité essentielle. Les symptômes correspondent à une créativité prise de court qui recourt à des procédés d’urgence et par conséquent simplistes et inévitablement castrateurs. Ces trop pleins, exemplaires par leur banalité, sont des créations paradoxales qui, pour lutter contre l’impossible reddition de l’insatiable, s’automutilent par une sauvegarde rudimentaire et sont en définitive essentiellement des abcès de fixation. Les nécessités de cette contradiction vécue dans l’alternance de plaisir et de douleur (la belle indifférence de l’hystérie n’y échappe pas non plus), permettent de comprendre à quel point le psychisme use des symptômes jusqu’à la corde et combien par conséquent ils ont la vie dure.



Prémisses de la névrose


Si l’on convient de la réalité du conflit comme base inhérente à la vie psychique ordinaire, la névrose en est le dénominateur commun avec ou sans symptôme évident. C’est dire à quel point elle s’adresse à tout le monde, hors maladie mentale (les psychoses). Sans doute on peut se poser la question de savoir si cette prise de territoire est justifiée et s’il n’existe pas des états où la névrose est loin de pouvoir prendre le devant de la scène et, cela, pas uniquement dans les cas de « névroses traumatiques ». Tels les « états-limites » qu’on pourrait caractériser par des aménagements narcissiques d’une très grande dépendance anaclitique et proche d’un état dépressif latent plus ou moins méconnu.


Angoisses et dépression sont le lot commun de l’humanité mais à des degrés extrêmement divers. Il nous appartient donc d’essayer de repérer ce qui appartient véritablement à la névrose et ce en quoi elle transforme le devenir psychique du traumatisme. De plus, il convient d’examiner aussi les organisations psychiques de caractère (faux self, fonctionnement opératoire, névroses de caractère) et d’essayer de préciser leurs rapports avec la névrose.



L’angoisse interne


Elle a été l’objet d’un premier débat théorique important : l’angoisse est-elle liée à un excès de refoulement ou au contraire à un refoulement insuffisant ? Avec le développement de la deuxième topique (Ça/Moi/Surmoi), Freud a insisté sur l’incroyable vitalité de la pulsion. Ainsi, nous pouvons développer avec lui l’idée élémentaire « que nous naissons dans l’insatiable » comme une évidence qui est rarement prise en compte à la mesure des conséquences pourtant si terribles ou si ordinaires qu’elle engendre. Que l’angoisse, avec ou sans objet, soit liée à cet excès pulsionnel permet de reconsidérer d’un autre œil la question du refoulement. L’énergie libre de la pulsion est si insaisissable que, refoulement ou pas, l’angoisse fuse toujours de manière inconsidérée.


Il y a sans doute une grande différence entre le fait d’être submergé par ses affects, une sorte d’angoisse nue allant jusqu’à ce que l’on appelle maintenant l’attaque de panique et l’angoisse sournoise qui se fixe dans un organe allant de l’hypocondrie simple aux souffrances neuropsychologiques actuellement nommées neuropathies. Mais, le plus étonnant encore, c’est l’énergie des forces qui s’opposent à l’angoisse (les formations réactionnelles) et qui deviennent ensuite de véritables carcans de la vie psychique alors qu’elles n’auraient plus lieu d’être.


Deux points essentiels, à l’orée de la névrose, méritent d’être précisés :



Cette empreinte de l’attachement inhibe aussi le Surmoi archaïque pour donner plus de place, à travers le conflit œdipien, au Surmoi œdipien qui peut devenir un allié.


Pourtant, malgré ce triple verrou, l’angoisse transgresse toutes les limites pour nous pétrifier sans que nous sachions forcément pourquoi. Et, quand un facteur déclenchant est évident, c’est souvent « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ». La soi-disant « névrose d’angoisse », latente, se révèle comme un mal-être remontant le plus souvent de l’enfance. Une sorte d’immaturité relevant plus des états-limites que de la névrose.


C’est pourquoi, vouloir réduire l’angoisse à un élément réactionnel et comportemental ignore la réalité du psychisme humain qui a toujours besoin d’un investissement inextinguible. L’activité artistique elle-même, si vantée pour ses qualités de sublimation, n’intéresse guère si elle n’exprime que le beau et pas suffisamment le « terrible » (Rilke).


On pourrait croire que la névrose réussie est celle qui, dans la belle indifférence de l’hystérique par conversion (mais parfois à quel prix), arrive à juguler l’angoisse.


D’autres formes plus réussies de l’hystérie coûtent moins cher mais n’en continuent pas moins de jouer avec l’angoisse.


En ce qui concerne l’obturation par la toute-puissance de la pensée, elle est remise en cause par l’émergence du doute dont l’obsessionnel aime à jouer à l’infini.


Seules les organisations de caractère semblent pouvoir nier l’angoisse et récusent tous ces jeux incompréhensibles qu’elles fuient comme la peste. Ainsi, la dépression latente qui peut les surprendre au détour du chemin, est considérée comme une fin du monde.


L’élaboration psychique et le ludique préconscient qui, par le jeu de l’impossible, conduisent à la dérision et à l’humour, semblent être les remparts les plus souples et les plus efficaces face à l’inextinguible appétit pulsionnel dont l’angoisse est le résidu inévitable.



L’orage traumatique – L’angoisse externe


C’est une véritable effraction du Moi venue de l’extérieur qui effondre les limites de l’auto-érotisme au sens large du terme, comprenant l’intégrité du corps, de sa famille et de ses amis, de sa tanière, voire de son pays. L’angoisse n’est plus seulement un produit interne mais, une horreur qui risque de nous envahir du dehors en réveillant, malgré toutes les barrières mises en place (déni, indifférence ou au contraire, agressivité indifférenciée), des zones de violence de plus en plus archaïques. Le télescopage du dehors et du dedans peut provoquer des états de confusion mentale et de dépersonnalisation intenses.


Au minimum, l’angoisse provoque une véritable sidération de la vie psychique qui peut durer. Marguerite Duras l’avait bien compris en rédigeant ces mots : « dans mon enfance le malheur de ma mère a occupé le lieu du rêve » (L’Amant).


Que l’on insiste sur le côté « stress » et son versant neurobiologique, ou sur le côté « trauma » et ses remaniements en direct du narcissisme inconscient, la diversité des individus et des situations ne suffisent pas à désagréger les éléments essentiels de ce que l’on appelle maintenant pudiquement un « syndrome psychotraumatique ». Deux éléments restent à peu près constants :



N’est-ce pas d’ailleurs cette « fixation morbide », incongrue, qui a, à la suite de Janet, permis à Freud de pénétrer plus avant dans l’incroyable imbroglio de l’inconscient, lui faisant même prendre les fantasmes de séduction pour des scénarios réels, dans un premier temps du moins ?


Tout se passerait comme si, au moins la nuit, l’inconscient remettait inlassablement, au travail dans le rêve les affects traumatiques, espérant une intervention quasi chirurgicale, qui, par la catharsis du cauchemar, viendrait enfin délivrer le sujet de cette attaque en règle.


Il n’est pas sûr que le néant des origines (L. Crocq) et la crainte de la mort, voire la transgression d’y avoir échappé et la culpabilité vis-à-vis de ceux qui sont morts, soient les facteurs les plus insidieux de ce qu’il faut bien, malgré tout, appeler une « névrose traumatique » tant les rapports avec l’inconscient sont difficiles à élucider, mais réels. Qu’une énergie tutélaire, quelle qu’elle soit, ait osé s’avérer plus efficace et plus turbulente que notre pulsion omnipotente et ses constructions, fussent-elles précaires, est une problématique qui, après la sidération initiale, reste inélaborable et par conséquent ne peut cesser désormais de risquer de se reproduire, mettant à mal les dénis qui nous protègent habituellement.


C’est la raison pour laquelle un deuxième traumatisme peut avoir un impact désorganisateur tel qu’il ne puisse plus être élaboré facilement et conduisent à un état dépressif bien au-delà de l’élément réactionnel (voir chapitre 12 Les états-limites et leurs aménagements).


On retrouve par ailleurs ces états de catastrophe dans des situations de crise aiguës de la vie psychique et encore davantage chez les personnes fragilisées par un manque d’empreinte de l’attachement. La volonté de dominer la situation est alors presque émoussée par rapport à la seule issue qui leur paraît possible : se mettre à l’abri au creux du sein maternel.


Du coup cette « fixation morbide » semble avoir pris la place de l’hystérie. À moins de s’être débrouillée pour en avoir pris de ci de là les défroques. Défroque externe de l’inhibition, de la somatisation voire de la conversion plus ou moins efficace. Défroque interne qui, par la levée du refoulement qu’elle provoque, laisse émerger le noyau hystérique dans des productions qui peuvent être sinon géniales du moins cathartiques pour le patient.


Si, toutefois il arrive à récupérer suffisamment de repère de résilience, diraient les éthologues, pour ne pas se laisser submerger par les affects du désespoir au point de considérer que tout avenir est irrémédiablement bouché. L’énergie libre est une richesse dont l’hystérie ne cesse de s’alimenter. Avec le traumatisme, cette énergie venue d’ailleurs vient fausser la donne. L’alternance d’exaltation et de pétrification en est sans doute l’ultime image, contradictoire et inattendue. L’alliance du noyau hystérique et du résiduel traumatique peut conduire à des fascinations extrêmes dont il est parfois difficile de se démettre tant elles peuvent donner du grain à moudre à la pensée magique. Tel « le syndrome de la résurrection » qui peut prendre des aspects très divers mais nous fait douter d’une névrose authentique.

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May 22, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 10: Structures névrotiques

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