Chapitre 10
Réponses immunitaires contre les tumeurs et les greffons
Immunité dirigée contre les cellules transformées ou étrangères non infectieuses
Réponses immunitaires antitumorales
Réponses immunitaires contre les greffes
Induction de réponses immunitaires contre les greffes
Mécanismes immunitaires du rejet de greffe
Prévention et traitement du rejet de greffe
Transplantation de cellules sanguines et de cellules souches hématopoïétiques
Les cancers et les transplantations d’organes sont deux situations cliniques dans lesquelles le rôle du système immunitaire a suscité une attention particulière. Dans les cancers, il est généralement admis qu’augmenter l’immunité contre les tumeurs constitue un mode de traitement prometteur. Dans la transplantation d’organes, la situation est bien sûr exactement inverse : les réponses immunitaires contre les greffons sont un obstacle au succès de la transplantation ; la découverte de méthodes permettant de supprimer ces réponses constitue un objectif majeur pour les immunologistes spécialistes de la transplantation. En raison de l’importance prise par le système immunitaire en cancérologie et en transplantation, l’immunologie des tumeurs et l’immunologie de la transplantation sont devenues des sous-disciplines dans le cadre desquelles les chercheurs et les cliniciens se rencontrent pour traiter de questions à la fois fondamentales et cliniques.
Quels sont les antigènes des tumeurs et des greffes tissulaires reconnus comme étrangers par le système immunitaire ?
Comment le système immunitaire reconnaît-il et réagit-il aux tumeurs et aux greffons ?
Comment peut-on manipuler les réponses immunitaires dirigées contre les tumeurs et les greffons afin d’augmenter le rejet des tumeurs ou inhiber le rejet de greffes ?
Réponses immunitaires antitumorales
Depuis plus d’un siècle, on a proposé qu’une fonction physiologique du système immunitaire adaptatif était la prévention de l’expansion de cellules transformées ou la destruction de ces cellules avant qu’elles ne deviennent des tumeurs dangereuses. Le contrôle et l’élimination des cellules malignes par le système immunitaire est appelé immunosurveillance. Plusieurs données probatoires soutiennent l’idée que l’immunosurveillance joue un rôle important dans la prévention de la croissance tumorale (fig. 10.1). Cependant, le fait que des tumeurs malignes communes se développent chez des individus immunocompétents, indique que l’immunité antitumorale est souvent incapable de prévenir la croissance tumorale ou est facilement débordée par des tumeurs à croissance rapide. Les immunologistes ont cherché à identifier les types d’antigènes tumoraux contre lesquels le système immunitaire réagit et à développer des stratégies pour amplifier l’immunité antitumorale.
Fig. 10.1 Preuves de l’intervention du système immunitaire contre les tumeurs.
Plusieurs données cliniques et expérimentales indiquent que le système immunitaire adaptatif peut réagir contre des tumeurs.
Antigènes tumoraux
Les tumeurs malignes expriment différents types de molécules qui peuvent être reconnues par le système immunitaire comme des antigènes étrangers (fig. 10.2). Si le système immunitaire d’un individu est capable de réagir contre une tumeur qui se développe dans son organisme, il faut que cette tumeur exprime des antigènes considérés par le système immunitaire comme appartenant au non-soi. Dans les tumeurs expérimentales induites par des carcinogènes chimiques ou des radiations, les antigènes tumoraux peuvent être des mutants de protéines cellulaires normales. Pratiquement n’importe quel gène peut être muté de manière aléatoire dans différentes tumeurs et, le plus souvent, les gènes mutés ne jouent aucun rôle dans la tumorigenèse. Le séquençage récent des génomes tumoraux a révélé que des tumeurs humaines communes comportaient un très grand nombre de mutations dans divers gènes et que les produits de beaucoup de ces gènes modifiés pouvaient constituer des antigènes tumoraux. Certains antigènes tumoraux sont les produits d’oncogènes ayant subi une mutation ou une translocation, ou de gènes suppresseurs de tumeur qui sont probablement impliqués dans le processus de transformation maligne — et ont été qualifiées de mutations « pilotes » —, alors que d’autres mutations peuvent résulter d’altérations dans la réparation de l’ADN et représenteraient des mutations dites du « passager », c’est-à-dire qui ne sont pas directement impliquées dans la transformation maligne. Cependant les deux types de mutations peuvent coder des protéines considérées comme étrangères et, dès lors, peuvent concerner le système immunitaire.
Fig. 10.2 Types d’antigènes tumoraux reconnus par les lymphocytes T.
Les antigènes tumoraux qui sont reconnus par les lymphocytes T CD8+ spécifiques de tumeurs peuvent être des formes mutées de protéines quelconques du soi ne participant pas au processus de tumorigenèse, des produits d’oncogènes ou de gènes suppresseurs de tumeurs, des protéines du soi surexprimées ou exprimées de manière aberrante ou des produits de virus oncogènes. Les antigènes tumoraux peuvent également être reconnus par les lymphocytes T CD4+, mais le rôle de ces lymphocytes dans l’immunité antitumorale est moins bien connu.
EBNA, antigène nucléaire du virus d’Epstein-Barr (Epstein-Barr virus nuclear antigen) ; gp100 : glycoprotéine de 100 kDa.
Mécanismes immunitaires du rejet de tumeur
Le principal mécanisme immunitaire d’éradication des tumeurs est leur destruction par des CTL spécifiques des antigènes tumoraux. La majorité des antigènes tumoraux qui déclenchent des réponses immunitaires chez les individus porteurs de tumeurs sont des protéines cytosoliques ou nucléaires synthétisées de manière endogène, qui sont présentées sous forme de peptides associés aux molécules du CMH de classe I. Par conséquent, ces antigènes sont reconnus par des CTL CD8+, restreints par les molécules du CMH de classe I, dont la fonction est de tuer les cellules produisant ces antigènes. Le rôle des CTL dans le rejet tumoral a été établi dans des modèles animaux : des greffes de tumeurs peuvent être détruites par transfert de lymphocytes T CD8+ réagissant avec les cellules tumorales chez des animaux porteurs de tumeurs. Des études de certaines tumeurs humaines indiquent qu’une infiltration abondante de CTL est de pronostic clinique plus favorable que lorsque les tumeurs contiennent moins de CTL.
Les réponses des CTL contre les tumeurs sont souvent induites par la reconnaissance des antigènes tumoraux sur les cellules présentatrices d’antigène (APC) de l’hôte, qui ingèrent les cellules tumorales ou leurs antigènes et présentent les antigènes aux lymphocytes T (fig. 10.3). Les tumeurs peuvent se développer à partir d’à peu près n’importe quel type de cellule nucléée. Ces cellules sont capables de présenter des peptides associés aux molécules du CMH de classe I — car toutes les cellules nucléées expriment des molécules du CMH de classe I — mais, le plus souvent, les cellules tumorales n’expriment pas de molécules de costimulation ou de molécules de classe II du CMH. Cependant, nous savons que l’activation des lymphocytes T CD8+ naïfs, entraînant leur prolifération et leur différenciation en CTL actifs, nécessite non seulement la reconnaissance de l’antigène (peptide associé à une molécule du CMH de classe I), mais également une costimulation et/ou la contribution des lymphocytes T CD4+ restreints par le CMH de classe II (voir chapitre 5). Comment les tumeurs de différents types cellulaires peuvent-elles donc stimuler les réponses assurées par les CTL ? Une réponse probable est que les cellules tumorales ou leurs protéines sont ingérées par des cellules dendritiques, les antigènes des cellules tumorales étant apprêtés et présentés par les molécules de classe I et de classe II du CMH des cellules dendritiques. Ce processus est dit de présentation ou sensibilisation croisée (cross-priming), car un type cellulaire (la cellule dendritique) présente les antigènes d’une autre cellule (la cellule tumorale) et active (ou sensibilise) des lymphocytes T CD8+ spécifiques du second type cellulaire. La présentation croisée et ce qui la différencie des voies typiques de présentation antigénique ont été décrits au chapitre 3. Ainsi, les antigènes tumoraux peuvent être reconnus par les lymphocytes T CD8+ et T CD4+, de façon très similaire à n’importe quel autre antigène protéique présenté par des cellules dendritiques. Parallèlement, ces cellules expriment des molécules de costimulation qui fournissent des signaux d’activation des lymphocytes T.
Fig. 10.3 Induction des réponses des lymphocytes T CD8+ contre les tumeurs.
Les réponses des lymphocytes T CD8+ contre les tumeurs peuvent être induites par sensibilisation croisée (cross-priming), au cours de laquelle les cellules tumorales et/ou les antigènes tumoraux sont captés par des cellules dendritiques, apprêtés et présentés aux lymphocytes T. Dans certains cas, des molécules de costimulation B7 exprimées par les APC fournissent les seconds signaux nécessaires à la différenciation des lymphocytes T CD8+. Les APC peuvent également stimuler les lymphocytes T auxiliaires CD4+, qui fournissent des signaux pour le développement des CTL (voir chapitre 5, fig. 5.7). Les CTL différenciés tuent les cellules tumorales sans nécessité d’une costimulation ou d’une coopération avec des lymphocytes T.
CTL, lymphocyte T cytotoxique.
On ignore comment les tumeurs induisent l’expression de molécules de costimulation sur les APC, puisque, comme nous en avons discuté dans le chapitre 5, les stimulus physiologiques pour l’induction des molécules de costimulation sont généralement des microbes, alors que les tumeurs sont en général stériles. Il est possible que le stress ou la mort des cellules tumorales soit en cause. La cause pourrait être une croissance trop rapide, rendant l’apport de sang et de nutriments insuffisant. Dans ces conditions, les cellules stressées libèrent des substances qui stimulent les réponses innées (DAMP, damage-associated molecular patterns, voir chapitre 2) et font dès lors exprimer des molécules de costimulation sur les APC.
D’autres mécanismes immunitaires, en plus des CTL, peuvent jouer un rôle dans le rejet des tumeurs. Des lymphocytes T CD4+ et des anticorps antitumoraux ont été détectés chez des patients, mais il n’a pas été démontré que ces réponses protégeaient réellement les individus contre la croissance tumorale. Des études expérimentales ont montré que les macrophages activés et les cellules NK (natural killer) sont capables de tuer les cellules tumorales in vitro, mais le rôle protecteur de ces mécanismes effecteurs chez les individus porteurs de tumeurs reste de même largement inconnu.
Échappement des tumeurs aux réponses immunitaires
Les cellules tumorales développent plusieurs mécanismes de résistance à la reconnaissance immunitaire et à la destruction (fig. 10.4). On comprend facilement que les mutations des cellules tumorales leur permettent d’être sélectionnées pour survivre et grandir en échappant à la réponse immunitaire. Aussi, la capacité d’éviter la destruction par le système immunitaire est-elle considérée à présent comme l’une des caractéristiques du cancer. Certaines tumeurs cessent d’exprimer les antigènes qui constituent les cibles de l’attaque immunitaire. Ces tumeurs sont qualifiées de « variants de perte antigénique ». Si l’antigène perdu n’est pas impliqué dans le maintien des propriétés malignes de la tumeur, les cellules tumorales du variant continuent à croître et à se disséminer. D’autres tumeurs cessent d’exprimer les molécules du CMH de classe I et, par conséquent, ne peuvent plus présenter d’antigènes aux lymphocytes T CD8+. Les cellules NK, qui reconnaissent des molécules exprimées sur les cellules tumorales et absentes des cellules normales, sont activées lorsque leurs cellules cibles sont dépourvues de molécules du CMH de classe I. Elles peuvent donc éliminer les tumeurs sans molécules du CMH de classe I. D’autres tumeurs encore peuvent produire des molécules, comme le TGF-β (transforming growth factor β), qui inhibent les réponses immunitaires. Certaines tumeurs expriment des ligands pour les récepteurs inhibiteurs des cellules T, comme PD-1. Des tumeurs peuvent aussi induire des niveaux faibles de costimulateurs B7, résultant en l’engagement du récepteur inhibiteur CTLA-4 sur les lymphocytes T au lieu du récepteur stimulateur CD28 (voir chapitre 9). La conséquence est alors une réduction de l’activation des lymphocytes T lors de la reconnaissance des antigènes tumoraux. Certaines tumeurs peuvent induire des lymphocytes T régulateurs, ce qui aboutit aussi à la suppression des réponses immunitaires antitumorales.
Fig. 10.4 Comment les tumeurs échappent aux réponses immunitaires.
L’immunité antitumorale se développe lorsque les lymphocytes T reconnaissent les antigènes tumoraux et sont activés. Les cellules tumorales peuvent échapper aux réponses immunitaires en perdant l’expression de leurs antigènes ou de leurs molécules du CMH, ou en produisant des cytokines immunosuppressives ou des ligands comme PD-L1 pour des récepteurs inhibiteurs des cellules T.
Stratégies immunologiques de traitement du cancer
L’immunothérapie anticancéreuse consiste soit à fournir des effecteurs antitumoraux (anticorps ou lymphocytes T) aux patients, soit à immuniser ceux-ci contre leur tumeur tout en stimulant leurs réactions immunitaires antitumorales (fig. 10.5). Actuellement, la plupart des protocoles thérapeutiques des cancers généralisés (qui ne peuvent pas subir de résection chirurgicale) sont fondés sur la chimiothérapie et la radiothérapie, deux modes de traitement qui endommagent les tissus normaux non tumoraux et s’avèrent souvent très toxiques. Comme la réponse immunitaire est hautement spécifique, on a longtemps espéré que réactions immunitaires pourraient servir à l’éradication sélective les tumeurs, sans nuire au patient. L’immunothérapie reste un objectif majeur des immunologistes des tumeurs et de nombreuses stratégies thérapeutiques ont été testées dans des modèles animaux et chez l’homme.
Fig. 10.5 Stratégies pour amplifier les réponses immunitaires antitumorales.
Les principales stratégies appliquées actuellement dans l’immunothérapie des cancers sont le transfert d’anticorps ou de lymphocytes T antitumoraux, une forme d’immunité passive (A), une immunisation avec divers vaccins, tels que des cellules dendritiques autologues incubées avec des cellules ou des antigènes de tumeur (B) et le blocage des voies inhibitrices pour amplifier les réponses antitumorales endogènes (C).
L’une des premières formes d’immunothérapie antitumorale était fondée sur différentes modalités d’immunisation passive, dans laquelle des effecteurs immuns étaient injectés à des patients cancéreux. Des anticorps monoclonaux dirigés contre différents antigènes tumoraux, parfois couplés à des toxines puissantes, ont été expérimentés dans de nombreuses formes de cancer. Les anticorps se lient aux antigènes tumoraux, après quoi soit ils activent les mécanismes effecteurs de l’hôte, comme les phagocytes ou le système du complément, soit ils exposent les cellules tumorales aux toxines qu’ils transportent. Par exemple, un anticorps spécifique de CD20, qui est exprimée sur les lymphocytes B, sont utilisés pour traiter les tumeurs des lymphocytes B, généralement en association avec une chimiothérapie. Du fait que CD20 n’est pas exprimé par les cellules souches hématopoïétiques, la population des lymphocytes B normaux se reconstitue après l’interruption du traitement par les anticorps. D’autres anticorps monoclonaux utilisés en immunothérapie peuvent agir par blocage de la signalisation d’un facteur de croissance (par exemple, un anti-HER2/neu contre le cancer du sein et un anticorps anti-EGF contre diverses tumeurs) ou par inhibition de l’angiogenèse (par exemple, l’anticorps contre le facteur de croissance des endothéliums vasculaires en cas de cancer du côlon et d’autres tumeurs). Des lymphocytes T peuvent être isolés du sang ou d’infiltrats tumoraux d’un patient, mis en culture avec des facteurs de croissance qui les font proliférer, puis réinjectés au même patient. Ces lymphocytes T contiendront vraisemblablement des CTL spécifiques de la tumeur, qui la trouveront et la détruiront. Cette approche, appelée « immunothérapie cellulaire adoptive », a été testée dans plusieurs cancers métastatiques, mais a produit des résultats variables en fonction des patients et des types de tumeurs.
Plusieurs stratégies nouvelles d’immunothérapie anticancéreuse sont fondées sur la stimulation des réponses immunitaires antitumorales. L’un des procédés de stimulation active de l’immunité contre les tumeurs consiste à vacciner les patients avec leurs propres cellules tumorales ou avec des antigènes provenant de ces cellules. Une raison importante justifiant la caractérisation des antigènes tumoraux est qu’il devient alors possible de les produire pour vacciner les individus contre leur propre tumeur. Les vaccins peuvent être administrés sous forme de protéines recombinantes associées à des adjuvants. Plus récemment, on s’est fortement intéressé aux cultures de cellules dendritiques de patients — des précurseurs sanguins sont isolés et cultivés en présence de facteurs de croissance qui les font se multiplier — : elles sont exposées aux cellules tumorales ou aux antigènes tumoraux puis utilisées comme vaccins (fig. 10.5). On espère ainsi que les cellules dendritiques portant des antigènes tumoraux mimeront la voie normale de présentation croisée et donneront naissance à des CTL actifs contre les cellules tumorales.
La réalisation que des tumeurs activent des mécanismes régulateurs qui suppriment des réponses immunitaires a conduit à des essais récents prometteurs et à un nouveau paradigme en immunothérapie du cancer. Le principe de cette stratégie thérapeutique est de stimuler les réponses immunitaires antitumorales par blocage des signaux inhibiteurs normaux des lymphocytes ; on lève ainsi les freins normaux de la réponse immunitaire. Un anticorps contre le CTLA-4 est maintenant approuvé pour le traitement du mélanome, et des essais cliniques d’anticorps qui bloquent PD-1 ont montré une efficacité impressionnante dans divers cancers. Mais, comme on pouvait s’y attendre, les patients traités avec ces anticorps développent des manifestations d’auto-immunité ; en effet, la fonction physiologique de ces deux récepteurs inhibiteurs est précisément de maintenir la tolérance aux antigènes du soi (voir chapitre 9).
D’autres façons de stimuler des réponses immunitaires antitumorales sont le recours à des cytokines qui favorisent l’activation des lymphocytes. La première cytokine à être utilisée a été interleukine 2 (IL-2), mais son utilisation clinique est limitée par de graves effets toxiques aux doses élevées nécessaires pour stimuler des réponses antitumorales des cellules T. L’IL-2 amplifie également le nombre et les fonctions des cellules T régulatrices, qui peuvent interférer avec l’immunité antitumorale. Beaucoup d’autres cytokines ont été testées par voie systémique ou administration locale sur les sites de tumeurs, mais les résultats ont été le plus souvent peu impressionnants.