10. Place de la mort

Chapitre 10. Place de la mort


MortLa confrontation à la mort, c’est la rencontre du réel dans sa crudité, impossible à supporter. Mais c’est aussi la mise en tension d’une autre version de la mort, celle qui sous-tend la vie, seule raison valable de vivre au-delà de la maladie, et de rester engagé dans ce «curieux détour» (Freud, 1920) que chacun vit sur le chemin de sa propre disparition (Ansermet, 2008).

Aborder la question de la mort en pédiatrie peut rapidement devenir insupportable. L’enfant représente la vie, et qu’il puisse mourir reste un scandale. La mort, c’est justement ce que l’on redoute et ce que l’on combat quotidiennement en pédiatrie. Pourtant parfois, elle peut survenir…

«Nous savons que nous allons mourir, mais nous n’y croyons pas» : cette citation de V. Jankélévitch introduit le distinguo entre savoir et croyances :




savoir sur la mort et ses causes, en tant que production scientifique rationnelle, médicale, objective, à vocation universelle;


• et croyances sur la mort, comme aménagement du rapport d’un sujet ou d’un groupe de sujets à la mort. Du côté de l’individu, cela fait référence à son histoire personnelle et environnementale, à son niveau de maturation psychoaffective et intellectuelle, ainsi qu’à l’inconscient.


La question de la mort au regard du développement psychoaffectif et intellectuel chez l’enfant


Mort«L’adulte entretient volontiers l’idée que l’enfant serait ignorant de la mort ou indifférent à ses manifestations. Ce tabou vise en fait à dénier l’inscription de la mort dans la logique de la vie, à ne pas la reconnaître comme une sorte de loi écrite, dès l’origine, dans le corps même, à la vider de son sens et à n’en faire guère plus qu’un accident qui aurait pu ne pas survenir. Pas plus que de la sexualité, l’enfant n’est ignorant d’un savoir sur la mort. Tout comme le rapport à la sexualité, le rapport à la mort apparaît dès l’enfance, mais, tout comme lui, il fait l’objet, au cours de la vie de l’enfant et de l’adolescent, d’un processus évolutif et maturatif […]» (Ferrari & Epelbaum, 1993).


Évolution du concept de mort chez l’enfant et l’adolescent


MortL’acquisition de la notion de mort est un phénomène progressif chez l’enfant et l’adolescent.

Cette progressivité est par ailleurs non linéaire, soumise à des «à-coups» en rapport, d’une part, avec les conflits liés aux vicissitudes du développement psychoaffectif (lui-même étroitement intriqué au développement intellectuel) et, d’autre part, avec les expériences biographiques qui peuvent tantôt éloigner l’horizon de la mort, tantôt au contraire le rapprocher. L’acquisition de ce concept crucial pour le développement connaît un double versant, intellectuel et affectif :




sur le plan intellectuel, l’enfant acquiert successivement :




– la mort en tant que figure de l’absence, et ce, dès le début de la vie du bébé,


– la mort en tant que figure de l’immobilité et de l’insensibilité,


– la notion d’irréversibilité (vers quatre ou cinq ans),


– la notion d’universalité (vers six ans); l’enfant se sent alors personnellement concerné,


– la notion enfin d’inconnu après la mort, qui reste présente en fait tout au long de la vie, et sur laquelle se construisent les croyances religieuses et les grands systèmes philosophiques;


sur le plan affectif, l’appréhension de la mort ne peut se subdiviser en étapes progressives séparées les unes des autres de manière définitive. Les mouvements psychoaffectifs se trouvent soumis à d’importantes «allées et venues» (progressions, régressions, fixations), elles-mêmes en lien avec les conflits intrapsychiques de chaque sujet. Le mystère sur la mort (à la fois dramatique et fondateur) reste, d’une certaine manière, intact toute la vie.

L’absence, en tant que préfiguration de la mort, est cruciale pour la suite du développement psychoaffectif de l’enfant. Elle est en effet étroitement liée à l’acquisition de la notion de «permanence de l’objet» (qui dure environ 18 mois). Au cours de cette période, l’enfant doit ainsi admettre qu’un objet continue d’exister quand il ne le voit plus, alors qu’acquérir la notion de mort revient précisément à accepter que l’objet disparu, l’objet qu’on ne peut plus voir a bel et bien fini d’exister. C’est ainsi qu’au début de la vie, l’enfant ne perçoit que l’alternance de la présence et de l’absence des objets libidinalement investis par lui, et c’est dans ce creuset, entre disparition et réapparition, qu’il va peu à peu symboliser, grâce au jeu et au langage, le lieu de l’absence et celui de la présence avec la promesse de leur succession dans le temps. À cet âge, l’enfant ne connaît donc pas la mort : il ne connaît que l’absence et il tente d’en maîtriser le déroulement («jeu de la bobine» de S. Freud, 1920).


Représentations de la mort chez l’enfant et l’adolescent



Chez l’enfant


Représentationsde la mortMortreprésentation de laOn admet depuis Freud que l’inconscient ne connaît pas la mort. Il n’existe donc pas de représentation de celle-ci dans l’inconscient. Cependant, si l’inconscient se vit comme immortel, si la représentation de la mort lui est étrangère, il est «tout aussi avide de meurtre que l’homme des temps originels» (S. Freud, 1915).

C’est ainsi au travers du désir de mort que la mort va s’intégrer dans le système pulsionnel de l’enfant. Les pulsions agressives et le sadisme entrent dans ce cadre-là, et s’expriment dans toute situation d’exposition du Moi à une contrainte menaçant son équilibre (contrainte affective ou contrainte éducative). Mais surtout, le désir de mort va apparaître comme indissociable de la sexualité, notamment dans le cadre du conflit œdipien et du complexe dit «de castration» qui en découle. L’accès de l’enfant à sa propre mortalité passe ainsi par cette expérience de castration œdipienne.

Ainsi, l’enfant aurait accès à la mortalité par le biais de son désir de meurtre, et, dans ce contexte, la mort est avant tout la mort du père œdipien. C’est ensuite au travers une identification à ce père mort, à ce père dont la mort est autant souhaitée que redoutée, que l’enfant pourra accéder à la possibilité de sa propre mortalité, du fait notamment du possible retour vengeur de l’image du père mort. Quelle que soit la nature exacte de l’angoisse de mort et de ses liens éventuels avec l’angoisse de castration, il est certain que sa présence au sein du fonctionnement psychique impose à celui-ci tout un travail d’aménagement, fait à la fois de la mise en place de systèmes défensifs et d’un travail d’approche et d’apprivoisement de la mort.

On peut illustrer ce travail sur la mort par deux exemples :




• l’illusion fantomatique : celle-ci est d’ailleurs très ancrée dans les croyances groupales de toute société humaine, quelle que soit son époque. Elle est par ailleurs très utilisée par l’enfant comme une sorte «d’objet transitionnel mortel», le fantôme participant encore de la vie tout en étant paradoxalement déjà mort; sa réapparition contestant ainsi d’une part l’irréversibilité de la mort ainsi que la décomposition corporelle, tout en nommant la mort de l’objet devenu fantôme. Cette illusion fantomatique apparaît donc comme une aire transitionnelle permettant de nommer la mort à travers quelque chose «d’encore vivant», avec l’effet soulageant que cette aire de jeu permet, en terme de traitement des tensions psychiques que les pensées sur la mort génèrent;


• la représentation anatomique du squelette humain. Elle est souvent utilisée par l’enfant dans une perspective défensive de déni de la destruction corporelle et de maîtrise de l’angoisse qu’inspire le phénomène de décomposition.


Chez l’adolescent


La conception qu’ont les adolescents de la mort apparaît indissociable de la prise de conscience de la finitude via la sexuation du corps et l’expérience de la sexualité. La sexuation du corpsCorps et la sexualitéSexualité font en effet irruption dans la vie psychique en convoquant :




• d’une part, l’adolescent comme définitivement homme ou définitivement femme, c’est-à-dire fondamentalement manquant (on ne peut pas être les deux sexes à la fois) et donc en quelque sorte entraîné dans un nécessaire commerce avec le désir de l’autre;


• d’autre part, le fait qu’en acquérant la capacité de se reproduire, l’adolescent se trouve propulsé dans l’ordre des générations : il n’est plus uniquement fils ou fille de, mais il devient potentiellement père ou mère, et, partant, grand-père ou grand-mère, etc. Il devient donc mortel. Mais à la différence de l’enfant, cette mortalité-là n’est plus le seul fait d’une construction abstraite : elle est inscrite dans un corps qui, parce qu’il est sexué, devient un corps support d’un temps qui peu à peu et inexorablement amènera une fin.

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Apr 22, 2017 | Posted by in PÉDIATRIE | Comments Off on 10. Place de la mort

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