10. Groupe écriture

Chapitre 10. Groupe écriture

Madzine, un journal





« Vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. »

Rainer-Maria RILKE, Lettres à un jeune poète, Ed. Grasset, 1937.

Arnaud VALLET, infirmier de secteur psychiatrique


Écriture et psychiatrie, un peu d’histoire


Il n’existe pas de critères absolus de la création. Pas plus que de critères absolus de la mise en place d’ateliers à vocation thérapeutique dans les institutions psychiatriques. Mais il y a des idéologies historiques de la création, tout comme l’on trouvera des idéologies du soin psychiatrique et de l’approche de la folie. Et la mise en place d’ateliers, de dynamiques groupales médiatisées, nécessite de nommer et d’interroger les critères qui la guident. Faire l’économie de cette réflexion, c’est rester dans la confusion et même risquer de produire des effets contraires à ceux recherchés.

Il faudrait se livrer à une archéologie des journaux institutionnels… Quand sont-ils apparus dans les lieux de soins, quels rapports entretiennent-ils avec la presse traditionnelle, de quelles manières continuent-ils à essaimer dans les secteurs de psychiatrie, quels liens nouent-ils avec la cité, la culture et la quotidienneté ?

S’il n’est pas aisé de repérer avec exactitude la date de naissance des premiers journaux réalisés par des fous, on peut tracer quelques jalons…


Les écrits personnels des patients n’en sont considérés au mieux que comme des déchets indignes d’un quelconque intérêt, au pire comme les indices, les preuves accablantes de la dangerosité et la perversion des malades mentaux, autant de pièces à conviction dans une psychiatrie judiciarisée. C’est dans cet esprit que le Dr Trélat publie en 1861 La Folie lucide, un des premiers recueils de récits d’aliénés, où l’écriture non seulement s’oppose au soin mais vient prouver l’état d’incurabilité du patient, préfigurant la nosographie délirante des « pathologies scribophiles ».

Au début du vingtième siècle, quelques voix dissonantes s’élèvent. D’abord timidement.

C’est pour éviter l’ire de ses collègues que le psychiatre P.G. Meunier publie sous le pseudonyme de Marcel Réja L’Art chez les fous, dans lequel, à partir notamment de journaux de patients internés, il tente d’énoncer qu’il y a là, dans ces créations, quelque chose à repérer : « Il n’y a là aucun métier : tant pis, il y a mieux, il y a une “âme” ».

Hans Prinzhorn, médecin assistant à la clinique de Heidelberg, mais également philosophe, chanteur, historien d’art, à la tête d’une collection de près de 5000 œuvres de patients internés, publie en 1922 « Bildnerei der Geiteskranken », où il définit son concept de Gestaltung comme un ensemble de pulsions, une nécessité vitale pour l’homme, au plus profond de sa détresse, de former des formes« La Gestaltung est un processus commun à tous les hommes (…) Dans son essence, celui-ci serait le même dans le plus magistral des tableaux de Rembrandt que dans le plus pitoyable gribouillis d’un paralytique, à savoir l’expression de faits psychiques ». Et surtout, il est le premier à affirmer que ces capacités expressives peuvent avoir une valeur thérapeutique, pourvu qu’on leur prête une oreille attentive.


Mais c’est sans doute autour de l’après-guerre et du mouvement de désaliénation qui entoure la naissance des thérapies institutionnelles, avec la construction des clubs thérapeutiques, que s’initient des pratiques telles que la mise en place de journaux institutionnels. Soit une première tentative d’arrimer dans la relation transférentielle, dans la construction de dispositifs contenants, ces tentatives langagières diverses mais précaires de reconstruction de soi.


Du fanzine au madzine


« Ceci n’est pas un journal », pourrait-on inscrire en frontispice de notre édifice. Car Le Journal des Beaux Barres, initié au printemps 2004 dans l’interface de deux secteurs psychiatriques dévolus aux quatre premiers arrondissements de Paris, ne ressemble en rien à un journal. Pas plus qu’à un bulletin, une revue ou un magazine. Tout au plus retient-il de celui-ci son sens étymologique de « magasin », un vaste entrepôt où l’on trouve tout à la fois à boire et à manger…

Il partage par contre un cousinage avec d’autres types de publications, des journaux créés en marge, en bordure des institutions, à l’instar des journaux de lycées, mais plus particulièrement des fanzines.

Contraction de FANatic magaZINE, littéralement « magazine de fans », les fanzines naissent, aux États-Unis, puis en Angleterre, autour du mouvement punk et de son mot d’ordre : « Do It Yourself » (littéralement : « Faites-le vous-même »), paradigme du « bricolage ».

C’est dans une référence explicite à ce type de média alternatif que nous créerons le néologisme angliciste de madzine, qui, comme le fanzine, offre les moyens d’une communication démocratique à des gens habituellement exclus de la production médiatique. Madzines et fanzines, micro-institutions précaires et undergrounds, possèdent en effet plusieurs caractéristiques qui les distinguent des média habituels :


Fanzines et madzines se distinguent de la presse traditionnelle par leur statut illégal : dépôt légal à parution jamais effectué, inscription de la parution dans le cadre d’une association loi 1901 dans le meilleur des cas.

Leur caractéristique essentielle est qu’ils représentent un mode de communication horizontal.

Idée d’un projet unissant plusieurs personnes, cristallisation d’un réseau de connivence autour d’un projet rédactionnel, leur contenu fourmille de clins d’œil, de références, incompréhensibles pour un lectorat extérieur, et destinées quelquefois à une ou deux personnes. Ils ne s’adressent pas à une masse anonyme mais à des personnes bien identifiées, à un cercle restreint, à une « tribu ».

À l’inverse de la presse traditionnelle, où seules une à deux pages sont des espaces d’expression, ces journaux ouvrent de manière permanente leurs colonnes, œuvrant pour une démocratie participative. L’utilisation de pseudonymes plus ou moins heureux, l’absence de hiérarchie dans l’ours traduisent une attitude désintéressée sur le plan personnel, un investissement pour la cause commune.

Les madzines sont généralement des irrégulomadaires. Ces apériodiques entretiennent donc constamment le suspens sur leur durée de vie : chaque sortie est un aboutissement, un accouchement dans la douleur, et rien ne permet de savoir s’il ne s’agit pas du dernier numéro. Le précaire et l’éphémère sont donc les caractéristiques fondamentales du madzine.



Contexte institutionnel : la construction du groupe journal dans le projet Paris-Centre


Pas plus qu’à Hiroshima, nous n’avons rien vu à Paris-Centre. Lorsque nous commençons à traîner nos guêtres dans le centre de jour innommable (on ne sait plus guère s’il s’agit d’un CATTP ou d’un hôpital de jour, ça n’a aucune appellation d’origine contrôlée, on peine à y entrer, il faut par trois fois montrer patte blanche, on vient faire son atelier et l’on repart, certains appellent ça « La Tour d’Ivoire », d’autres « Le Musée »,…), il y règne une atmosphère d’abandon et de solitude. Notre seul contact avec le reste du service est le téléphone, encore ne nous appelle-t-on guère que pour des dépistages du Sida ou nous confond-on avec le centre des impôts voisin, tant l’imprécision concernant la nomination des lieux, la confusion quand au travail qui s’y déroule, et l’isolement du reste du secteur confine à l’entropie mortifère. Bientôt, le centre fermera ses portes, fusionnera avec un autre hôpital de jour, dont nous serons quelques mois plus tard expulsés, pour être relocalisés provisoirement dans des locaux chatoyants mais provisoires, en attendant des lendemains qui chantent et un avenir radieux.

Autour de nous la guerre fait rage… Fermeture de l’hôpital PerrayVaucluse, redéploiement et fermeture de lits sur l’hôpital Esquirol, hospitalisation exsangue (dans une unité, une liste égrène chronologiquement, sous le regard de tous, les coups et blessures reçus par l’équipe, on dénombre 14 incendies de chambres en un an,…), fusion plus ou moins programmée de deux services (dans un contexte de crétaion depôles dictés par la nouvelle-1 gouvernance) ; difficile de dire si nous accompagnons ou si nous anticipons le mouvement. Quant à parler de résistance…

L’on se souviendra également des paroles de Jean Oury lors des 13es journées de psychothérapie institutionnelle à Marseille en 1999 : « Il faut soigner l’hôpital en même temps que l’on soigne les gens. Si on se figure qu’on va améliorer les choses en faisant de la psychothérapie de groupe ou individuelle dans un hôpital sans tenir compte de l’ensemble, c’est à mon avis de l’imposture ! »

Face à une telle balkanisation des diverses unités des deux services que nous représentons, face à un tel déficit de re-connaissance de l’autre, face à une telle ignorance des pratiques de chacun, nous nous proposons alors de créer un objet qui pourrait circuler, relier les diverses unités, libérer la parole, provoquer les échanges, décloisonner, démocratiser le(s) service(s). En avril 2004, un tract baptisé « À l’abordage », en référence au projet de construction d’un centre de jour sur un bateau devant réunir les deux secteurs de Paris-Centre, lance un appel à la mise en place d’un journal intersectoriel. Déjà, un équipage s’est dessiné, formé d’une psychologue, d’une psychomotricienne, et de trois infirmier(e)s travaillant dans des unités différentes (CMP, centre de jour et unité d’hospitalisation). En avril, une première permanence hebdomadaire se met en place sur l’unité temps-plein de l’hôpital Esquirol (Val-de-Marne). Après avoir été pressentie dans un pub écossais jouxtant le centre de jour, une seconde permanence se met en place quelques semaines plus tard dans des locaux alloués par la mairie du 4e arrondissement, une ancienne officine électorale, sise rue des Barres. Soit un local dépourvu de toute attache au monde du soin et en contact direct avec la rue parisienne… Conjointement, une autre permanence hebdomadaire, le vendredi après-midi, dans cette même petite échoppe, est chargée de la création avec les patients des deux secteurs, d’une association loi 1901, contingente à la mise en place d’un club thérapeutique.

À l’issue d’une série de votes aussi sérieux que farfelus, dans le chaos de la mise en place de ces nouveaux lieux et de ces nouvelles formes de soins, le journal se voit nommé Les Beaux Barres, référence en forme de pied de nez aux Beaux-Arts, à notre nouvelle localisation (la rue des Barres), à l’écriture comme savoir-fiction (raconter des bobards) et à notre projet de fonder sur Paris-Centre un beau-bar autogéré. Quand au grain de folie qui nous anime, certains le souligneront en s’évertuant à nommer le journal « les beaux barrés ».


Les Beaux Barres : une triade topographique




Deux permanences du journal naissent quasi-simultanément, l’une à l’hôpital et l’autre sur Paris. Mais très rapidement, l’absence de lien entre les deux groupes provoque de l’incompréhension, de l’angoisse, de la confusion. Il faut que l’un d’entre nous participe aux deux permanences et fasse le lien physiquement, mais aussi dans la circulation des personnes et des textes, leur préservation et leur inviolabilité ; via le rôle primordial de la pochette contenant les textes – j’y reviendrais.

La première fois que je me suis rendu à l’hôpital pour co-animer le groupe journal, ce devait être en octobre ou novembre 2004. Je me suis perdu en sortant de Paris, en vélo, dans le bois de Vincennes. Il faisait froid. Il y avait de la brume et de la bruine. J’étais anxieux. C’était la première fois que j’allais travailler à l’asile proprement dit, et je m’égare dans le bois. Je cherche mon chemin, je me renseigne et tombe successivement sur : une cohorte de femmes africaines quasidévêtues (il est 9 heures et demie du matin !!!), des policiers à cheval, et un type dans un costume irréprochable qui sort d’une Jaguar pour se rendre au turf – à l’hippodrome de Vincennes. Dans le brouillard du petit matin. Une expérience onirique et surréaliste. Quasi hallucinée.

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Apr 27, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 10. Groupe écriture

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