1 Les psychiatres et le travail
Émergence de la psychopathologie du travail
Les préoccupations des psychiatres sur le rôle du travail dans la genèse des troubles mentaux s’inscrivent, en France, dans les pratiques psychiatriques d’après-guerre, marquées notamment par la réintégration sociale des invalides et des mutilés de guerre. Parallèlement à ces réflexions concernant la prise en charge des malades qui aboutissent à l’émergence de pratiques innovantes comme la création des ateliers protégés ou de l’ergothérapie, une attention particulière va être portée à la fonction du travail pour la santé mentale. La mise en place de thérapeutiques actives au sein de l’hôpital suscite alors des interrogations sur le rôle que peut tenir le travail dans la réadaptation à la vie sociale et professionnelle. Dans le même temps, ces psychiatres cherchent à identifier les signes précurseurs des effets pathogènes du travail, dans le souci de sensibiliser les collectivités professionnelles à la prévention des troubles psycho-affectifs engendrés par le travail. En effet, le développement des méthodes du taylorisme et du fordisme en France, qui se caractérise par un processus de rationalisation du travail à travers l’organisation scientifique du travail, s’accompagne d’un désintérêt pour la personne du travailleur et de ce qu’il apporte spécifiquement à la qualité du travail (I. Billiard, 2000).
Le pouvoir pathogène du travail est envisagé dans le contexte plus général des discussions portant sur la genèse des maladies mentales, dont le Colloque de Bonneval, en 1946 (H. Ey, 1946), représente une étape importante. Les débats concernant la genèse des maladies mentales conduisent en effet à des positions contrastées sur le rôle du travail et des relations sociales dans l’étiologie de la folie. Alors que H. Ey défend sa théorie de l’organodynamisme basée sur le déterminisme individuel de la maladie, consécutive à la dissolution de la conscience résultant de la désorganisation organique des fonctions psychiques (organogenèse), J. Lacan lui oppose la thèse de la causalité psychique et de la primauté du désir, en référence à la psychanalyse dans l’apparition d’une décompensation (psychogenèse). La thèse de la sociogenèse des maladies mentales sera quant à elle soutenue par S. Follin et L. Bonnafé, ce qui les conduit à insister sur les événements, sur l’enchaînement des situations vécues, ainsi que sur les caractéristiques des relations sociales. J. Rouart, s’appuyant sur les travaux sociologiques d’E. Durkheim, va chercher à défendre une position intermédiaire entre psychogenèse et sociogenèse de la maladie mentale : les aspects réactionnels des symptômes et leur forme pourraient être façonnés par un certain nombre de facteurs sociaux.
Ces débats vont contribuer à dégager progressivement le rôle du milieu social, appréhendé également à travers la réflexion de certains psychiatres sur la condition sociale, comme susceptible de favoriser le déclenchement de symptômes psychopathologiques chez des individus présentant un « terrain » ou des prédispositions psychologiques particulières.
Les fondateurs de la psychopathologie du travail dans les années 1950 sont alors divisés entre la conception organodynamique et la conception sociogénétique des troubles mentaux, en vue de répondre à la question suivante : le travail peut-il rendre fou ? La tradition médicale concernant le rôle du travail dans la pathologie, relayée par l’institutionnalisation de la médecine du travail en 1946, favorise pendant ce temps une conception dichotomique de la santé (santé mentale/santé physique).
La dimension thérapeutique du travail
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, des dispositifs favorisant la resocialisation et la réadaptation à l’extérieur de l’hôpital psychiatrique vont être mis en place progressivement ouvrant la voie à des thérapeutiques par le travail, dont F. Tosquelles est une des figures les plus influentes. Alors que ses contemporains s’interrogent sur l’adaptation au travail et ses effets aliénants (cf. infra), il défend la thèse selon laquelle le travail, lorsqu’il s’inscrit dans un sens intégré au fonctionnement de l’institution, fait de cette dernière un outil thérapeutique qui va permettre de transformer les rapports entre soignants et soignés. Les ateliers thérapeutiques vont être au cœur de ce dispositif soignant en accordant à l’activité une place centrale du point de vue relationnel, institutionnel et psychique. L’accent est alors porté non pas sur l’« occupation » des patients à travers les activités variées, mais sur le processus d’« humanisation » porté par l’organisation sociale et les échanges rendus possibles par l’exercice du travail et du langage au sein de l’institution. Tosquelles postule en effet que le travail recèle les mécanismes propres à « l’élaboration de l’homme par lui-même ». L’engagement dans le processus de guérison porté par la fonction soignante n’est pas dévolu exclusivement aux soignants (médecins, infirmiers). Le malade devient soignant de lui-même de par « l’effort et la peine qu’il prend dans le travail » (F. Tosquelles, 1967). Le travail thérapeutique insiste sur la prise de conscience des relations interpersonnelles et des rapports sociaux suscités par le travail. Ce n’est pas la disparition du symptôme qui est visée en première intention, mais bien le projet de « faire travailler les malades et les personnels soignants, pour soigner l’institution ». Le rôle majeur accordé à l’activité qui s’enracine dans le sujet et se déploie dans le monde social révèle les deux pôles autour desquels la dynamique de travail se développe : entre subjectivité et société. Les conflits qui surgissent de la rencontre avec l’activité de travail peuvent trouver des formes d’expression socialisées, dans la mesure où, pour Tosquelles, le travail exige en particulier une mobilisation spécifique de l’agressivité (des patients comme des soignants), ce qui entraîne des effets sur le rapport du malade à son propre corps. De la confrontation avec ce rôle structurant du travail peuvent ainsi être attendues des « retrouvailles » avec le corps, dont le vécu est particulièrement désorganisé par l’expérience de la psychose.
De la problématique de l’adaptation sociale à la thèse de l’aliénation sociale
Les rapports entre santé mentale et travail vont être traités d’une manière tout à fait spécifique par les psychiatres qui travaillent au sein de la Ligue française d’hygiène mentale, créée par Paul Sivadon en 1951. L’objectif de la Ligue française d’hygiène mentale est la prévention des troubles mentaux et la définition des conditions de milieu de travail qui soient en mesure de soutenir l’insertion et la réinsertion des malades mentaux. La pratique de P. Sivadon comme sa conception de la psychopathologie du travail s’appuient sur une conception de l’adaptation rendue possible par l’intermédiaire du travail. Le principe de la thérapeutique psychiatrique est la « restauration aussi complète que possible de la valeur sociale du malade » (P. Sivadon, 1951) dans la mesure où la maladie mentale constitue une altération de la personne à son monde. Une adaptation sociale maintenue, ou retrouvée, apparaît comme une dimension centrale de la guérison du malade, où le travail représente le médiateur privilégié de cette adaptation au monde. Il s’agit alors, du point de vue des soignants, d’identifier un milieu de travail et des types d’activité qui permettent l’exercice des aptitudes intellectuelles et sensori-motrices des malades, même si celles-ci sont altérées par le processus morbide. Parallèlement à ces élaborations concernant les fonctions et le cadre de la thérapeutique par le travail, P. Sivadon va s’interroger sur l’existence de troubles mentaux induits de manière spécifique par le travail. Parmi les facteurs pathogènes du travail, Sivadon repère notamment une durée de travail élevée (supérieure à 75 heures par semaine), un travail considéré comme ennuyeux, un travail exigeant au contraire une attention soutenue et constante, un travail laissant peu de place à l’initiative et à la responsabilité technique personnelle, un travail sédentaire insuffisamment varié (J. Torrente, 2004). Ceci le conduira à s’engager dans la création de structures institutionnelles dévolues à la prise en charge des pathologies mentales liées au travail (consultations thérapeutiques au sein de l’association l’Élan retrouvé) et à privilégier une perspective de prévention des troubles mentaux au travail en réunissant des groupes de réflexion pluridisciplinaires travaillant sur les conséquences des conditions de travail. Cependant, dans sa conception du travail thérapeutique comme dans ses élaborations portant sur le travail pathogène, la matérialité du travail n’est finalement pas interrogée (I. Billiard, 2002). En d’autres termes, le travail reste identifié comme un médiateur de la relation établie entre le sujet et le monde, sans que les modalités d’engagement de la personnalité dans les activités réalisées ne soient véritablement prises en compte.
C’est avec Claude Veil (C. Veil, 1957), proche de Sivadon, que sera abordée la question de la signification du travail pour le sujet dans l’analyse des relations entre conditions objectives de travail, expérience subjective et manifestations psychopathologiques. Les discussions concernant l’étiologie des manifestations psychopathologiques vont dès lors, pour une bonne part, s’organiser autour de l’entité clinique représentée par la fatigue, interprétée comme le signe principal de la « désadaptation » au travail. Malgré la diversité des activités professionnelles étudiées, les descriptions cliniques sont convergentes : « surmenage intellectuel », « syndrome subjectif commun de la fatigue nerveuse », « état d’épuisement » sont autant d’intitulés qui visent à rendre compte de l’action de l’excès de travail sur le système nerveux central, aboutissant à une asthénie physique et psychique, des troubles de la régulation du sommeil, ainsi qu’à des perturbations de la vie familiale et sociale. Pour autant, la fatigue recèle des aspects paradoxaux qui remettent en question les approches physiologiques en termes de sensation pénible causée par l’effort :

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