1: Épidémiologie/études de population : étendue du problème

1 Épidémiologie/études de population : étendue du problème




Traduction : Flore Delaunay


Les fractures de hanche représentent une immense charge pour le système de soins et de santé publique en général. Plus de 320 000 personnes ont été admises à l’hôpital pour une fracture de hanche en 2004 aux États-Unis1. En 1996, le Centers for Disease Control and Prevention a estimé le coût annuel de ces fractures de hanche à 2,9 milliards de dollars2. Aujourd’hui, selon certaines estimations qui incluent les coûts directs et indirects, ce coût atteindrait plus de 12 milliards de dollars3. Encore plus frappant, en 1990, il était prévu qu’en 2040 il y aurait entre 530 000 et 840 000 cas de fracture de hanche par an aux États-Unis4. D’un point de vue économique, le coût des fractures de hanche est immense. La morbidité et la mortalité secondaires à une fracture de hanche sont également stupéfiantes. Environ 20 % des patients présentant une fracture de hanche, soit 1 sur 5, mourront dans l’année suivant la fracture5, et la plupart mourront dans les cinq premiers mois de rétablissement6. L’invalidité augmente considérablement après les fractures de hanche, et ce d’autant plus que la dysfonction musculosquelettique induit un risque encore plus important de seconde fracture ou de fractures multiples.


Pour comprendre la portée des conséquences des fractures de hanche, il est nécessaire de commencer par une étude des précurseurs de la fracture elle-même. Un profil à risque englobe la structure physique, la fonction et l’environnement du patient. Ce profil comprend à la fois un syndrome et un événement, ou résultat, ce qui mettra au final l’individu dans une situation de fragilité, conduisant à la fracture et aux séquelles de fracture.



La fragilité


La fragilité constitue un syndrome et est ainsi reconnue comme un faisceau de symptômes7. Ce syndrome est défini comme une diminution des réserves physiologiques ; il se caractérise par une démarche et un équilibre anormaux, une perte de poids, une diminution de la force musculaire, une baisse d’énergie et une activité physique diminuée710. La fragilité est une importante charge de santé publique car ce syndrome est associé à un risque accru de chute, de fractures à faible cinétique, à une invalidité significative et à une mortalité importante11. En effet, ces séquelles induisent souvent des réactions en chaîne. De plus, les composants syndromiques sont souvent corrélés et interactifs. Par exemple, l’inactivité physique entraîne une augmentation de la faiblesse musculaire et diminue la performance de marche, ce qui, au final, rend l’activité physique, en particulier la déambulation, plus difficile. Cette agrégation de risques cumulés accélère la progression de la fragilité et entraîne encore plus d’invalidité, ce qui peut être directement relié à, ou complètement indépendant d’un incident traumatique (par exemple une fracture de hanche).


La réserve physiologique est au centre du cadre conceptuel de la fragilité, et par extension de la survenue des fractures de hanche. L’ampleur de la récupération d’un traumatisme physique ou d’un stress est une bonne indication de la réserve physiologique, et elle repose sur le vieillissement, l’activité physique, les comorbidités, les affects et la fonction cognitive. Les réserves individuelles diminuent avec l’âge, mais le vieillissement seul n’est pas suffisant pour les diminuer de façon pathologique. C’est pourquoi la fragilité est essentiellement une incapacité (1) de répondre aux stress environnementaux et (2) de se rétablir d’une maladie ou d’un traumatisme. Comme elle est caractérisée par la dégradation des réserves physiologiques, la fragilité n’augmente pas seulement le risque de fracture en augmentant celui de chutes et de séquelles des chutes, mais aussi la probabilité de survenue de mauvaises fractures en raison d’une incapacité de répondre de façon vigoureuse au traumatisme. Le patient fragile ayant une fracture de hanche rentre ainsi dans le cercle vicieux de la diminution des fonctions et de la mauvaise réponse adaptative, qui n’est pas facilement atténuée par la réhabilitation postopératoire à l’hôpital ou à la maison. Il est donc essentiel d’évaluer l’ensemble des antécédents médicaux du patient, ses fonctions physiques et son statut cognitif tels qu’ils étaient avant sa fracture.


Un consensus sur la définition clinique d’une fragilité a été établi avec difficulté, en particulier car beaucoup de cliniciens considèrent fragilité et incapacité comme des synonymes. Ce point de vue fait oublier la pertinence de la fragilité préclinique pour le développement de la morbidité et de l’invalidité ultérieure, et fait perdre l’intérêt d’une intervention préventive précoce. Par exemple, dans le contexte de la dysfonction musculosquelettique et des fractures de hanche en particulier, la démarche a été clairement associée, en pratique courante, à la fragilité. La démarche est définie par une combinaison de mouvements pendant la marche et est généralement un composant clé du complexe représenté par la fragilité. L’importance de la marche dans la maintenance globale de l’homéostasie ne peut être surestimée. Le fonctionnement normal musculosquelettique, cardiopulmonaire et neurologique est relié de façon non négligeable aux mécanismes et à la chimie de la marche. De plus, les composants de la démarche influencent fortement les mécanismes de la marche. Ces composants sont la vitesse, la cadence de la marche (le nombre de pas réalisés pendant une période donnée) et la longueur du pas. La diminution de la vitesse de démarche associée au vieillissement semble résulter d’une diminution de la longueur du pas plutôt que d’une diminution de la cadence12. Cette découverte est importante car la diminution de vitesse de la démarche pourrait être améliorée chez des personnes vieillissantes grâce à une condition physique adéquate.


La Frailty Task Force de l’American Geriatric Society a proposé une liste de critères pouvant être utilisés pour classifier la fragilité, et celle-ci est désormais acceptée comme une définition pour la pratique courante7. Conformément à cette définition, le syndrome de fragilité est défini par trois symptômes ou plus parmi les suivants : (1) perte involontaire de poids (4 à 5 kg par an) ; (2) épuisement ; (3) faiblesse (force de préhension < 20 % au niveau de la main dominante) ; (4) diminution de la vitesse de marche (< 20 % au test de marche des 5 mètres) ; et (5) activité physique réduite (< 20 % de consommation calorique)7. Les manifestations cliniques importantes du syndrome de fragilité incluent, mais de façon non exclusive, les déficits de la démarche et de l’équilibre, la sarcopénie, l’ostéopénie, l’ostéoporose, la diminution de la consommation en oxygène (VO2 max) et potentiellement l’augmentation de la pression artérielle. La plupart de ces désordres sont directement reliés à la survenue de fractures de hanche et aux mauvais résultats postfracturaires. En raison de l’incapacité de répondre au stress ou aux dommages physiques qui symbolisent la fragilité, le patient fragile avec une fracture de hanche doit commencer par récupérer son niveau de base, qui est déjà altéré, ce qui retarde la réponse adaptative corporelle pendant la convalescence. Ainsi, la fragilité est le précurseur non seulement de la fracture elle-même, mais aussi de l’incapacité de s’en remettre.


Lewis Lipsitz a développé le concept de fragilité en établissant qu’il s’agissait d’un manque de complexité des systèmes dynamiques, ce qui mène directement à une perte de ce qu’il appelle la « mise au point réactive »13. La complexité sous-tend les systèmes adaptatifs. C’est ce dont a besoin un système pour s’adapter aux événements qui le stressent. La complexité permet la souplesse et procure de la solidité face à un défi environnemental (fig. 1-1).



Par exemple, le système nerveux autonome, par le biais des systèmes sympathique et parasympathique, est responsable de la variabilité de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle. Les systèmes endocrinien et de la température régulent la fréquence cardiaque et la pression artérielle sur quelques minutes à quelques heures, et les rythmes circadiens les régulent sur plusieurs jours. Bien qu’il puisse y avoir une variabilité importante dans tout niveau de régulation interne, le schéma de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle est similaire pendant ces échelles de temps, une caractéristique connue sous le nom d’autosimilarité. L’autosimilarité est un composant clé de la dimension fractale des systèmes complexes et est ainsi responsable de leur solidité13. C’est pourquoi ils sont adaptatifs, et cette adaptation permet le maintien d’un équilibre. Par exemple, la perte de la variabilité de la fréquence cardiaque a été reconnue comme un déclencheur important de l’arythmie et de la tachycardie dans les insuffisances cardiaques et comme une caractéristique courante du vieillissement13. Plus précisément, la complexité de ce système lui permet de maintenir un état d’équilibre grâce à des processus d’autosimilarité innombrables. Alors que le bon état cardiovasculaire est un composant majeur de la fragilité, l’adaptation des systèmes complexes est aussi importante pour ce qui est du composant musculosquelettique de la fragilité. Spécifiquement, la perte de l’architecture osseuse trabéculaire représente une faille dans l’échelle architecturale (c’est-à-dire une échelle d’autosimilarité) qui contribue directement à la solidité osseuse. La longueur du pas, considérée comme l’un des aspects les plus importants de la démarche pouvant conduire à la chute, devient moins variable avec le temps. Cela représente un système moins complexe qui est donc moins sensible aux défis environnementaux et physiques.


Le centre de la pression (CDP) est aussi beaucoup affecté par la perte de complexité. Le CDP et la posture sont fortement reliés à l’équilibre et à la stabilité. Cependant, pour créer une stabilité, le CDP nécessite des déplacements continus (oscillations). Ainsi, comme une plus grande complexité est introduite dans le système, une plus grande stabilité va résulter de la nécessité de s’adapter continuellement. Tous ces exemples mettent en lumière les réglages réactifs des systèmes complexes et identifient clairement les voies de la fragilité et ses conséquences quand les réglages se dérèglent13. En d’autres termes, nous pouvons considérer la complexité d’un système comme un processus continu de défi ou de stimulation.



Chutes et fractures


En 1989, Steven Cummings et Michael Nevitt, deux chercheurs de premier plan dans le domaine de la fragilité et des fractures, ont écrit un article sur les hypothèses des causes des fractures de hanche14. Cet article met en lien les chutes et les fractures et détaille essentiellement l’association causale entre ces deux événements cliniques distincts mais étroitement reliés. Ces chercheurs ont retrouvé quatre conditions nécessaires devant être présentes pour qu’une fracture de hanche survienne suite à une chute. Premièrement, la chute doit être orientée de sorte à tomber sur ou près de la hanche. Deuxièmement, les réflexes de protection pour réduire l’énergie de la chute en dessous d’un seuil fracturaire critique doivent être inadéquats. Troisièmement, les tissus mous entourant l’articulation ne doivent pas permettre d’absorber assez d’énergie liée à la chute afin d’éviter la fracture. Quatrièmement, la solidité osseuse doit être insuffisante pour résister à l’énergie résiduelle transférée à la hanche durant la chute (fig. 1-2)14.



Avant que cette hypothèse ne soit proposée, la convention en matière de prévention des fractures de hanche consistait à surtout se concentrer sur l’intégrité osseuse. De cette façon, les interventions étaient souvent réductrices, pour essayer d’augmenter la densité minérale osseuse avec une supplémentation calcique. En élaborant un cadre théorique du risque de fracture de hanche davantage systémique, Cummings et Nevitt ont pu montrer que la fracture de hanche consistait en une suite continue d’éléments associés à la fragilité. L’orientation d’une chute, par exemple, est hautement dépendante d’une impulsion en avant ou, plus spécifiquement, de la vitesse de la marche. Une démarche plus lente ou un pas plus court va donc plus probablement entraîner la chute d’un individu sur lui-même que vers l’avant. La force musculaire est aussi directement reliée à l’orientation de la chute durant le mouvement de transfert ; et l’équilibre, avec sa correction de posture associée (réglage réactif), entre en compte dans l’orientation des chutes vers le bas quand il ne devrait pas y avoir de mouvement du tout. Les mauvaises réactions de protection incluent le ralentissement du temps de réaction et la diminution de la force musculaire, tous deux pouvant induire une augmentation nette des chutes et diminuer la capacité de se rétablir d’une chute comme d’effectuer une réorientation des forcées impliquées pour éviter une fracture de hanche. De plus, les comorbidités liées à l’âge (par exemple polyneuropathie périphérique, démence, syncope) peuvent facilement diminuer la réactivité à un environnement et ainsi inhiber les réactions de protection14. Les tissus mous, qui réduisent l’énergie transférée à l’os pendant l’impact, sont très importants pour absorber l’énergie de la chute14. La perte de poids, pouvant être liée à la fois à une perte de graisse et de masse musculosquelettique, est un composant non négligeable de la fragilité et aggrave souvent le processus de vieillissement chez beaucoup d’individus. Ces tissus mous sont des amortisseurs de chocs inestimables. Leur perte supprime la dernière ligne défensive individuelle des chutes. De plus, une personne fragile est davantage susceptible de répondre de façon moins réactive aux chutes, comme indiqué précédemment, et va atteindre le sol dans une orientation défavorable, sans rembourrage pour se protéger de la fracture. Au final, le dernier lien entre chutes et fractures souligné par Cummings et Nevitt est la composition de l’os lui-même. La capacité de l’os à subir un traumatisme est liée à la fois à sa composante minérale (densité minérale osseuse) et à son architecture (nombre de trabéculations, largeur et diamètre de la corticale). Ces aspects de la force osseuse dépendent de la régulation hormonale de la formation osseuse, de la nutrition, de la charge mécanique de la musculature et, surtout, de la masse du corps. Notons que tous ces facteurs sont fortement associés au vieillissement. Par ailleurs, la fragilité est caractérisée par l’affaiblissement osseux, précisément à cause d’un trouble hormonal, d’une dénutrition et d’une diminution de la charge osseuse liée à la perte de poids, la faiblesse musculaire et à la dépendance fonctionnelle14.


L’inertie est un thème prédominant de notre propos sur la fragilité et les fractures. En effet, ce thème est central pour comprendre non seulement les risques de fracture de hanche, mais aussi leur évolution comme décrit dans le paragraphe suivant. Il existe de nombreuses preuves concernant le rôle joué par l’activité dans les risques de la fracture de hanche. Dans les années 1980, Boyce et Vessey ont conduit une étude sur toutes les fractures du col fémoral chez les patients admis dans tous les hôpitaux de la ville d’Oxford en Grande-Bretagne15. Cette étude est importante car (1) elle était fondée sur la population et (2) elle était composée d’un groupe de patients en relative bonne santé et mobiles, 139 patients sur 333 ayant réussi un test de dépistage des troubles cognitifs et fonctionnels. Nous pouvions nous attendre à une atténuation de l’effet de l’activité dans ce groupe voire à un arrêt complet car les cas étaient fortement comparables aux témoins, mais les chercheurs ont trouvé une association forte et significative entre l’inactivité physique et le risque de fracture de hanche15.


Une autre étude de population a été conduite en Grande-Bretagne 5 ans plus tard dans la ville de Newcastle16. Cette étude a identifié un nombre similaire de fractures de hanches dans la municipalité (N = 312), alors que 65 % de ces patients avaient passé le test de dépistage des troubles cognitifs pour cette étude (197 patients éligibles sur 303). Les résultats ont montré que les patients qui ne marchaient pas chaque jour étaient trois fois et demi plus à risque de présenter une fracture de hanche, même après avoir ajusté les résultats sur l’indice de masse corporelle (IMC), le tabagisme et la dépendance dans les activités de la vie quotidienne (AVQ) (odds ratio [OR] = 3,4 ; intervalle de confiance à 95 % [IC 95 %], 1,7 à 6,8)16. L’étude longitudinale sur le vieillissement, ou Longitudinal Study of Aging, une étude de population américaine qui fait partie de la National Health Interview Survey, a identifié 334 cas de fracture sur les 7153 participants éligibles17. Cette étude importante a identifié des facteurs prédictifs de fracture : un antécédent de fracture dans l’année précédente (OR = 1,3 ; IC 95 %, 1,04 à 1,76), un manque d’exercice (OR = 1,4 ; IC 95 %, 1,13 à 1,84), un engagement social (OR = 1,4 ; IC 95 %, 1,11 à 1,78), et une hospitalisation l’année précédente (OR = 1,4 ; IC 95 %, 1,12 à 1,91), tous indépendants de l’âge, du sexe, de l’origine et de l’IMC, qui sont eux aussi des facteurs prédictifs de fracture de hanche (tableau 1-1)17.


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Jul 2, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 1: Épidémiologie/études de population : étendue du problème

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